Un sourire presque perplexe s’accroche à tes lèvres, lorsque tu constates la quantité de nourriture que semblait avoir préparé ta mère. « On ne va pas manger tout ça, non ? » Tu n’avais pas pu t’empêcher de demander, alors que tu te prêtais bien volontiers à l’aider. Armé d’un couteau de cuisine, tu découpes quelques oignons. Ta tête bascule en arrière, tandis que tu cherches à retenir tes larmes. Tu pestes un peu, souris pourtant. Innocent, ça ne te semblait pas si important.
Peut-être n’as-tu tout simplement pas envie de réfléchir. (De temps en temps, c’est bien plus agréable.) Bien agréable de te laisser porter par les choix de ta mère. Faire ce qu’elle te soufflait de faire, sans réellement rechigner. Ce n’était pas comme si tu étais un véritable rebelle, de toute manière, non ? Tu t’étais toujours contenté de faire ce qu’on te demandait, quitte à y laisser tes rêves. Tu serais ingrat de leur en vouloir, après tout, non ? Sans doute que tu te serais cassé la gueule, à suivre tes espoirs. Sans doute que tu serais tombé de bien trop haut, que la désillusion t’aurait brisé les genoux à l’instant même où tu aurais essayé de t’élancer dans la voie qui te plaisait.
Ainsi, la poissonnerie était sans doute le meilleur cadeau qu’on ait pu te faire jusqu’à aujourd’hui.

« Quatre bols ? » Ta mère n’a point le temps de répondre à ton regard décontenancé : le bruit de la porte d’entrée qui s’ouvre te fait tourner la tête. Le geste est stupide : de la cuisine, tu ne peux voir de qui il s’agissait.
Tu peux néanmoins le supposer.
Qui était-ce, pour entrer presque sans frapper ?
Un Jules à elle ? L’idée même te semblait improbable. Tu n’étais pas certain que ce soit le genre de ta mère que d’aller fréquenter à droite à gauche. Elle aurait pu, pourtant. Elle aurait pu tenter de refaire sa vie après le décès du paternel. Cela dit, il ne te semblait pas avoir entendu une quelconque mention de quelqu’un, ni d’avoir surpris quelques regards rêveurs.
Les options s’amincissaient.
Quatre bols.
Trois frères.
Une mère.

Ta génitrice s’évade de la cuisine, s’empresse d’aller rejoindre celui qui était arrivé, plutôt que d’affronter ton regard interrogateur.
Pourquoi te l’avoir caché ? (Pourquoi ne pas t’avoir dit qu’elle avait invité toute votre fratrie à manger ?) Peut-être que tu aurais décliné. Peut-être que vous auriez tous refusé l’idée.
Voilà pourquoi.
Tu pouvais presque parier qu’elle n’avait rien dit aux deux autres non plus. Pourtant, eux aussi découvriraient la supercherie en apercevant tes chaussures dans l’entrée. Un soupir affaisse tes épaules : si le repas, au départ, t’enchantait, tu en étais, à présent, déjà bien trop fatigué.

Beomseok. Tu reconnais sa voix. Aurais-tu préféré que ce soit l’autre ? Qu’est-ce que cela pouvait bien faire ? Tu allais sans doute devoir te les fader tous les deux. En même temps.
Tu pouvais inventer une excuse. Dire qu’il y avait un souci à la poissonnerie, que Swaga s’était échappée par une fenêtre laissée ouverte, qu’il fallait que tu ailles la chercher.
Tu pouvais mentir, mais ce serait faire de la peine à ta mère. Tu pouvais t’échapper, retourner à ta liberté, mais c’était affronter son regard déçu. Vous l’aviez déjà bien assez blessée.
Une inspiration profonde vient soulever ta poitrine. Tu te lèves, pour traîner ta silhouette jusqu’au salon où ton frère se trouvait. « Salut. » énonces-tu, peinant tout de même à faire semblait d’être heureux de le voir. « J’savais pas que tu venais. » constates-tu à voix haute, avant de hausser les épaules. « C’est cool. Ça faisait longtemps. » Arrête donc de sortir des mensonges plus gros que toi. Pourtant, tu essaies. Tu essaies de ne pas te montrer – trop – désagréable juste parce que ton frère est là.

outfit ➻❥ Un soupir quitte doucement la barrière de ses lèvres. La semaine a été longue, entre l'eau chaude qui se déclare absente quelques jours et le force à emprunter la douche de son voisin et justement, ce même voisin qui ne cesse de lui faire la vie dure. Pourtant, il se dit qu'il le mérite. Il mérite qu'on lui renvoie l'ascenseur après tout le mal qu'il a fait. Alors Beomseok se contente de subir et de serrer les dents. Ce qui le gêne le plus dans toute cette histoire, c'est que son coeur flanche encore pour cet idiot de Sora. Une attirance qu'il n'a jamais su exprimer correctement comme l'en démontre son passé. Il n'est pas meilleur aujourd'hui pour ce genre de choses. Les relations éphémères qu'il a eu depuis le démontrant plus que bien. Que des échecs. Mais s'il y a bien une chose qui est sûre dans tout ce boucan infernal, c'est que sa mère, elle l'aimera toujours. Même s'il l'a faite souffrir plus que de raison. C'est la douce pensée d'aller la retrouver pour le repas de ce soir qui l'a aidé à tenir bon, cette semaine. Et lorsqu'il passe le pas de la porte sans même sonner, c'est le silence qui l'accueille d'abord, puis sa mère fait apparition devant lui. ━ Maman! Une exclamation rapidement éclairée d'un sourire. Pourtant, le rictus ne se fait pas aussi lumineux qu'à l'accoutumée, puisque ses prunelles ont détecté des chaussures inconnues dans l'entrée. Oh, il reconnaît très bien les baskets de son frère cadet et l'idée de le voir ne l'enchante pas spécialement. Beomseok retire tout de même les siens pour enfiler les chaussons mis à sa disposition. Il accepte volontiers l'étreinte que lui offre sa génitrice ; se laisse chouchouter sans laisser voir que son sourire s'est fané sur les bords. Il n'était pas au courant que Ga Eul serait présent et pour être franc, il a envie de rebrousser chemin. Dire qu'il n'est que de passage, qu'il a autre chose de prévu, mais ça aurait été irrespectueux envers sa mère et il l'a déjà assez déçu comme ça dans sa vie. Alors il pince les lèvres, échange quelques paroles avec elle avant que son frère ne se décide finalement à faire son apparition. Ses prunelles se posent sur son visage et il inspire lentement. Longuement. Il doit faire des efforts. Pas pour lui-même ni pour le cadet, mais pour leur mère adorée. Elle ne lui a probablement pas dit, parce qu'elle savait qu'aucun d'eux n'aurait fait acte de présence autrement. Est-ce que ça veut dire que leur aîné sera aussi présent? Beomseok se mord l'intérieur de la lèvre inférieure avant de forcer un sourire. ━ Salut. L'atmosphère est soudainement bien inconfortable. Prétendre être heureux de voir Ga Eul n'est pas chose aisée. Déjà, parce que c'est tout le contraire qu'il ressent. ━ Je savais pas non plus que tu serais là. Des réponses toutes aussi courtes que ce que lui sert le plus jeune. C'est presque sèchement qu'il crache ces paroles. Arrête de mentir. Son frère est si mauvais pour faire semblant. Comme lui, probablement. ━ En effet, ça faisait longtemps. Il acquiesce à ce fait, mais il ne renchérit pas. ━ Qu'est-ce qu'on mange? L'interrogation est évidemment tournée vers la femme qui repart en direction de la cuisine, mais il n'obtient pas de réponse, alors qu'elle les laisse seuls en face à face. Super. Le silence qui règne soudainement se fait lourd et inconfortable. C'est qu'il n'a rien à dire à ce frère. Il ne l'aurait probablement plus jamais contacté s'il en avait eu la chance, mais le fait est qu'ils font partie de la même famille.

Oh, est-ce que la situation n’était pas prévisible ? Est-ce que tu n’aurais pas pu t’en douter, au moins un peu ?
Si ta mère n’avait guère tendance à mentir, elle n’en restait pas moins, par moment, plutôt cachotière. Lorsqu’elle avait une idée en tête, elle était capable d’aller jusqu’au bout, surtout si elle était convaincue que quelque chose de positif pouvait en être extrait.
Toutefois, tu n’étais pas certain du positif que tu pouvais rencontrer avec ton frère aîné. A tes yeux, il avait déjà fait suffisamment de mal comme ça : tu n’avais clairement plus l’envie ou l’énergie de t’y frotter.

L’ambiance est presque instantanément tendue. Les salutations que vous vous offrez n’aident guère à calmer la situation. Pourtant, tu continues de faire semblant. Tu lâches des phrases trop sèches, mens d’une manière que l’on pourrait presque qualifier d’effrontée.
Est-ce que tu étais heureux de le voir ? Aucunement.
Comment est-ce que vous en étiez arrivés là ? Au fond, mis à part le fait que c’était ton frère, tu ne le connaissais même pas tant que ça. Tu n’avais en tête que ses qualités détestables. Que quelques histoires que vous aviez partagés l’un et l’autre pendant vos jeunes années. A présent, tu n’étais même pas capable de nommer quelqu’un qui l’appréciait.

Qu’est-ce qu’on mange ? La réplique est adressée à votre mère, qui semble jouer la sourde oreille, tout en s’éloignant dans la cuisine. « Un jeyuk bokkeum … » t’entends-tu soupirer longuement. Qu’est-ce que tu pouvais dire de plus ? Connaissant l’aversion de ton frangin pour les poissons et les crustacés, elle avait opté pour un plat à base de viande histoire que tout le monde soit content. Si la situation n’avait pas été celle dans laquelle tu te trouvais actuellement, tu aurais presque pu sourire doucement. (Au fond, votre génitrice tentait toujours, du mieux qu’elle pouvait, d’être arrangeante.)

Et maintenant ? Qu’est-ce que vous alliez vous raconter, maintenant ? Tu pinces les lèvres, t’éloignes un instant pour aller chercher quelques couverts dans le meuble. Tu ne demandes pas confirmation à ta mère, mais maintenant que tu avais capté son plan, tu te doutais qu’elle ne te laisserait pas user de la vieille vaisselle. Tu préfères éviter un éventuel sermon et t’appliques donc à aligner consciencieusement les assiettes.
« Tu vas … » commences-tu, avant que tu ne sois brusquement interrompu par le téléphone. Tu hésites deux secondes à aller répondre, ne serait-ce que pour t’échapper de la désagréable situation dans laquelle tu étais. Pourtant, tu n’en as pas le temps, et laisses ta mère décrocher l’appareil. Tu te fais silencieux, écoutes, distraitement, les bribes de conversation qui vous parviennent. Pas que tu te faisais curieux, mais tu avais comme un pressentiment, en entendant le ton déçu de ta mère.
Votre frère ne viendra probablement pas.
Voilà qu’il avait décommandé, vous annonce la brunette, avec une moue qu’elle peine à cacher. Tu devrais probablement sauter de joie à l’idée de ne te fader qu’un seul de tes frangins, mais tu ne pouvais que te sentir désolé pour elle. « C’est pas grave, va. » tentes-tu, en forçant un sourire. « On lui gardera un bout de dessert si jamais il trouve le temps de passer. » Tu essaies de la rassurer. Tu voudrais bien lui montrer que la soirée n’était pas totalement ratée, même si elle ne la passerait pas avec l’intégralité des petits monstres qu’elle avait enfantés.

outfit ➻❥ N'aurait-il pas pu s'en douter, Beomseok? Que cette invitation n'était pas si innocente? Que sa présence ne serait pas la seule? Il connaît sa mère, pourtant. Si elle ne ment jamais, elle omet volontairement quelques faits. Il sait que cette soirée est destinée à passer du temps de qualité avec elle, mais lorsqu'il regarde Ga Eul, il ne peut pas s'empêcher de se demander comment la soirée pour être qualitative. Ils ne se connaissent même pas vraiment, alors qu'il partage un lien de sang. Ils ne s'aiment pas non plus et c'est probablement mieux ainsi. Oh, ils semblent faire quelques efforts, mais tout sonne trop faux aux oreilles de l'aîné. Ils ne sont pas heureux de se voir et ça se sent. Pourquoi leur mère doit-elle faire ça? Maintenant, ce n'est pas un poids en moins qui jonche sur les épaules de Beomseok, mais un poids en plus. D'ailleurs, ces dernières se sont affaissées et un soupir lui a échappé. Il est si fatigué de sa longue semaine et il doit encore faire des efforts. Pour ne pas se disputer avec son cadet, principalement. Et pour ne pas tout simplement partir pour retourner chez lui. Il hoche la tête lorsque la réponse à sa question lui est soufflée, n'ayant pas tellement de doute sur la composition du repas choisi par maman. Son aversion pour le poisson et tous les produits de la mer est bien connu entre ces quatre murs. Raisons très exactes de son refus d'hériter de la poissonnerie familiale. Leur simple vue suffit à lui donner la nausée. L'atmosphère est terriblement lourde, alors qu'ils sont laissés seuls. Aucun des deux n'ose prendre la parole. Jusqu'à ce que Ga Eul se décide avant d'être interrompu par la sonnerie du téléphone. Le silence revient à la charge et Beomseok essaie d'entendre des bribes de la conversation qu'entretient sa mère avec la personne au bout du fil. Le ton est déçu et il en connait la raison avant même qu'elle ne vienne leur annoncer que le plus vieux d'eux trois ne viendra pas. Il ne peut s'empêcher de le penser plus intelligent qu'eux, à avoir deviné les plans de leur génitrice adorée. C'est la joie qui l'envahit, mais il ne le laisse pas paraître, à l'instar de son plus jeune frère. ━ Tu pense vraiment qu'il passera? S'il n'a pas le temps maintenant, ça ne sera jamais le cas. Tu sais comment il est aussi bien que moi. Lancé avec tant d'amertume qu'elle déforme légèrement ses traits. Il sait qu'il aurait mieux fait de garder ses paroles pour lui, mais il n'a pas pu s'en empêcher. De quoi plomber encore un peu plus l'ambiance déjà pourrie qui règne dans la petite maison pourtant chaleureuse. Un nouveau silence les enveloppe qui est brisé par un soupir, tandis qu'il remarque le regard de sa mère sur sa personne. ━ Ça va, je suis désolé. Sent-on la sincérité dans ses mots? Pas tellement... Que quelqu'un le sorte de cette situation infernale, s'il-vous-plaît. Pour le bien de tous.

Qu’est-ce que vous alliez devenir ? A vous fixer ainsi en chiens de fusil, est-ce que quelque chose de bon pouvait en sortir ? Est-ce que vous n’alliez pas tout simplement finir par vous mordre l’un l’autre, comme deux cabots mal éduqués ?
Tu essaies de faire un effort, pourtant. Tu tentes de montrer patte blanche, mais tu es bien vite déstabilisé par la sonnerie du téléphone. A nouveau, vous vous retrouvez à faire silence, tout en guettant quelques bribes de la conversation. Votre frère semblait avoir flairé l’embrouille : voilà qu’il se défilait. Votre génitrice ne tarde à vous le confirmer, visiblement déçue. Tu tentes de la consoler, quand bien même tu te réjouissais presque, intérieurement, de l’idée, tout comme ton aîné.
La différence entre Beomseok et toi, c’est que toi, tu te tais. Le voilà qui se met à aboyer quelques vérités, plombant un peu plus l’ambiance. Quel crétin. Est-ce que tu savais comment était l’autre ? Oui. Les chances qu’il passe s’approchaient du zéro, c’est vrai. Cela dit, est-ce qu’il avait vraiment besoin de le faire remarquer ? Tu t’entends fortement souffler, alors qu’il marmonne un désolé qui devait sans doute lui brûler les lèvres tant il semblait vide de sincérité.
« Bon, je vais chercher un truc à boire. » finis-tu par lâcher. Tu craignais d’exploser, à rester ainsi, les bras croisés, à côté de lui. « Soju ? » Est-ce que rajouter de l’alcool à toute cette tension était une bonne idée ? Quitte à s’entredéchirer, autant que ce soit bien pitoyable. Tu souffles, restes malgré tout à l’écoute de ton frère et ramènes les boissons, pour ensuite faire quelques allers-retours avec ta mère pour ramener les plats. Tu observes la table un instant, avant de t’y installer, repliant tes jambes contre toi. Tu prends le temps de servir un verre à tout le monde, essaies d’afficher un sourire presque enchanté. « Bon, eh bah … Santé ? » proposes-tu, avant de faire trinquer contenant contre les autres. Tu portes l’alcool à tes lèvres, le laisses glisser dans le fond de ta gorge. Tu pourrais presque fermer les yeux, un instant, ne serait-ce que pour y puiser un peu de courage. La force nécessaire pour survivre au repas dans lequel tu te trouvais.

Par politesse, te voilà déjà en train de resservir les verres vides. Ta mère vous souffle un bon appétit mes chéris tout en empoignant ses baguettes. « Bon app’. » réponds-tu, sans même comprendre comment est-ce que vous pouviez être ses chéris dans une telle situation. Enfin bon. Personne ne s’était encore jeté sur la table pour s’entretuer, peut-être que ça la rassurait. « C’est super bon. » articules-tu, pour couper un peu le silence. Tu offres à ta mère un sourire sincère, jettes un coup d’œil à ton frère.
Est-ce que tu devais continuer sur ta lancée ?
« Ça se passe bien … le boulot ? » finis-tu par demander, après un soupçon d’hésitation. Qu’est-ce que tu connaissais d’autre de lui ? Le sport qu’il pratiquait ? (Est-ce qu’il en faisait encore ? Sans doute, autrement, ça ferait tache, pour un kiné, non ?)
Qu’est-ce qu’il faisait d’autre ? C’était triste. Tu devrais être triste. Dépité de ne rien savoir de lui. Pourtant, ça ne te faisait presque rien. Ce qui te gênait le plus était peut-être ce silence, que ta mère n’allait pas tarder à chambouler s’il durait trop longtemps.
Alors, pour lui faire plaisir, tu essaies. Tu tentes d’avoir quelques paroles intéressées, pour au moins montrer que tu étais capable d’être civilisé.

outfit ➻❥ Son regard ne quitte pas le visage plus jeune en face de lui. Qu'a-t-il fait pour mériter cela? Ah oui... La question est rapidement répondue, en vérité. Beomseok a fait plusieurs choses regrettables dans sa vie. Toutefois, il sait que son cadet ne comprend pas les remords qui peuvent l'envahir, aujourd'hui, quand il y pense. Probablement que dans sa tête, son frère aîné n'a aucune morale. Ça n'a toujours été qu'à moitié vrai. Ces gens, il n'a jamais réellement voulu leur faire du mal, mais il est quelqu'un d'influençable et très certainement incapable de penser par lui-même. Un suiveur. C'est comme ça qu'on pourrait le qualifier et il n'est pas certain que le thérapeute s'en rende totalement compte. Pour le moment, il a seulement envie de disparaître ; s'enfoncer dans le sol. N'importe quoi à l'exception d'être là où il se trouve. Le silence est lourd et il doute que la situation s'améliore au courant de la soirée. Son excuse n'est pas bien reçue, à en juger par le soupir que laisse échapper Ga Eul. De l'alcool? Il doute que ce soit une bonne idée, mais à ce stade, il s'en fout. Si ça peut l'aider à supporter cette maudite soirée, pourquoi pas. ━ Soju. C'est tout ce qu'il se contente de dire à la question identique à sa réponse. De toute façon, il doute que leur mère accepte qu'ils boivent quelque chose de plus fort. Beomseok regarde son frère disparaître en cuisine avant de rouler les yeux et frotter son visage d'exaspération. ━ C'est bien ma veine. Un simple murmure soupiré pour lui-même, tandis qu'il va prendre place à table pendant que sa mère et le plus jeune font des allers-retours pour déposer les plats sur la table. L'odeur l'enivre totalement et son estomac se met même à gargouiller doucement. Il a terriblement faim et il y a un moment qu'il n'a pas mangé un bon repas maison. Finalement, juste pour la bouffe - et sa mère - il est heureux d'être là, malgré sa présence. Il laisse Ga Eul lui servir de l'alcool. ━ Santé. Tellement peu de conviction dans sa voix, c'est terrible... Aussitôt, il engloutit l'alcool qui lui brûle agréablement la gorge. Puis il tend à nouveau son verre à shooter vers son cadet qui le remplit encore. Ce n'est pas tellement long avant qu'il ne laisse une nouvelle fois le liquide glisser sur sa langue. Il remarque le regard en coin que lui adresse sa mère avant de poser le contenant sur la table et d'empoigner ses baguettes. ━ Bon appétit. Serait-il capable d'être moins sec? Il en doute. Le silence les enveloppe alors qu'ils entament le repas. Aucun regard n'est offert pour son jeune frère, assis en face de lui. Qui est d'ailleurs le premier à briser l'atmosphère qui s'alourdit de plus en plus. L'interrogation qui lui est adressée lui fait lever les yeux vers celui qui lui fait face. Beomseok garde le silence un instant. ━ Qu'est-ce que ça peut te faire? C'est si désagréablement étrange que Ga Eul prétende s'intéresser à sa vie quand il ne l'a jamais fait avant... Bah, maintenant. Il est vrai que ce dernier fait des efforts et que l'aîné ne lui laisse pas vraiment de chances, mais il ne peut pas faire semblant. Plus maintenant. Il désire simplement être celui qu'il est devenu avec les années et les mauvais choix. ━ Sais-tu au moins quel boulot je pratique? Lui-même en sait très peu sur son cadet et la question est justement dans le but de lui faire comprendre qu'ils ne se connaissent pas et que Beomseok n'a pas l'intention de faire en sorte que ça change.

Est-ce que tu n’étais pas en train de mettre de l’huile sur le feu ? Est-ce que tu n’étais pas en train d’alimenter la haine qui subsistait sans peine entre vous deux ? D’entre vos lèvres résonnent des santé qui semblent vouloir signifier va crever. L’alcool glisse dans le gosier du plus âgé, qui te retend déjà son verre. Poli, tu le ressers.
Alors, c’était comme ça que ça allait se finir ? Avec ton aîné totalement cuité ? Est-ce qu’il allait rouler sur ou sous la table ? Est-ce qu’il allait cracher des mots d’une violence inouïe, ou est-ce qu’il allait faire preuve d’un alcool joyeux ? (En cet instant, tu réalisais que tu étais bien incapable de l’imaginer heureux.)

Vos baguettes sont empoignées, et voilà que la nourriture commence à être ingurgitée. Le silence est presque total. Presque dérangeant. Ce n’est pas celui des êtres affamés, c’est celui de ceux qui n’ont jamais su se regarder. Alors, tu essaies. Tu souffles quelques compliments, finis par t’enquérir du travail de l’autre.
« Qu'est-ce que ça peut te faire ? » La réplique a le mérite de te couper le sifflet. Qu’est-ce qui te blesse le plus, en cet instant ? Sa réplique, ou son regard assassin ? Qu’est-ce qui te brise le plus ? Pourquoi est-ce qu’il pulvérisait tes efforts ainsi ?
Est-ce que tu connaissais seulement son métier ? « Autre que le fait d’être le roi des crétins ? » ne parviens-tu à t’empêcher de siffler, profondément agacé. « Ga Eul ! » entends-tu. La voix est féminine, outrée que, toi aussi, tu te permettes de craquer. « Pardon. » marmonnes-tu, presque instantanément, en baissant les yeux sur ton bol. (Est-ce que tu étais vraiment désolé ?)
En même temps, est-ce qu’il ne l’avait pas cherché ? Est-ce qu’il n’était pas, depuis le début, en train d’essayer de t’échauffer ?
C’était quoi, son problème ? Pourquoi est-ce qu’il était autant dérangé ? Pourquoi est-ce qu’il semblait absolument vouloir voir ta rage éclater ?

« Thérapeute … » finis-tu tout de même par marmonner, entre tes dents. Est-ce que ça allait lui suffire ? Est-ce que ce serait assez pour te rattraper ?
Tu pourrais si aisément te venger. Tu pourrais si facilement lui retourner ses répliques piquantes. Est-ce qu’il connaissait seulement l’adresse de la boutique que tu tenais ? Est-ce qu’il se souvenait encore d’y avoir mis un jour les pieds, depuis que votre paternel était décédé ? Est-ce qu’il y avait seulement été lorsque ce dernier était encore là pour vous guider ?
Tu pourrais cracher tes mots, mais, pour ta mère, tu essaies de faire un effort. Tu essaies de ne pas cracher plus de flammes, alors qu’elles te brûlent déjà les lèvres.
Tellement que tu en aurais presque l’appétit coupé.
Alors, tu t’arrêtes, déposes tes baguettes, l’estomac plus que noué.
Situation plus que désagréable, dont tu voudrais bien définitivement t’extirper.

outfit ➻❥ Beomseok ne peut s'empêcher de penser que même en-dehors de sa famille, il a toujours été complètement nul pour les relations sociales. Il n'y a qu'à se pencher sur ses années de lycée pour le comprendre. Et même depuis, ça n'a pas tellement changé. La preuve étant la façon dont il traite encore Sora, aujourd'hui. A-t-il seulement déjà nourri le désir de bien s'entendre avec ses frères? Certes, à un moment, il était en admiration devant son frère aîné, mais il a fini par abandonner quand ce dernier l'a remis à sa place. Agit-il ainsi avec Ga Eul simplement par rancoeur envers son aîné? Pourtant, à ses yeux, il a toujours été le garçon pleurnichard à se cacher dans les jupes de leur mère et ça l'a toujours insupporté. Il est évident qu'il est le petit chouchou de maman et peut-être est-il un peu jaloux. Il n'est jamais le premier choix et ne le sera probablement jamais. Pas avec une personnalité comme la sienne. Pourri jusqu'à l'os. C'est peut-être pour cette raison qu'il pulvérise ainsi tous les efforts qu'il fait depuis son arrivée dans la maison où ils ont grandi. Il a un rire bien amer lorsque son cadet le traite de roi des crétins. Pourtant, il ne réplique rien, parce qu'il n'en pense pas moins. Beomseok est bel et bien un crétin fini. Il plante furieusement ses baguettes dans le contenu de son plat en tentant de contenir sa rage. Bien que la réprimande de maman n'était pas pour lui, il s'est étrangement senti visé. Stupide, considérant qu'elle a prononcé le prénom du plus jeune. Il enfourne une bien trop grosse portion dans sa bouche, un peu pour s'empêcher de reprendre la parole. Son expression est fermée et dure. Il est clairement en proie à la colère et tente de la contenir du mieux qu'il peut. Le silence qui envahit la petite maison par la suite est glacial et lourd. Que quelqu'un le sorte de cette situation, par pitié. Son petit frère fini tout de même par nommer sa profession et il en est presque surpris. Si seulement il n'était pas aussi maussade. ━ Oh, félicitations, tu sais! Le ton ironique. À son tour d'entendre son prénom sortir de la bouche de sa mère. Pourtant, lui, il ne baisse pas les yeux. Non, il la confronte. ━ Je ne sais pas pourquoi tu t'évertues à nous réunir, maman. Tu vois bien que ça foire à chaque fois. Il y a longtemps que Beomseok veut le dire. Depuis qu'il a mis les pieds dans la maison, tout à l'heure, en vérité. Peut-être ━ probablement ━ est-il la source principale de la mésentente entre Ga Eul et lui. Le gamin fait des efforts surhumains depuis son arrivée, alors qu'il ne prend même pas la peine de faire pareil. Il a trop longtemps vécu comme quelqu'un qu'il n'était pas et il en a plus qu'assez de faire semblant. Son attention se reporte sur son vis-à-vis. ━ Juste, arrête de faire semblant, c'est fatigant à voir, vraiment. Le dédain se dessine sur chacun des traits de son visage. ━ En plus, t'es pas doué. Les baguettes sont déposés et la chaise est repoussée alors qu'il se lève. ━ Je suis désolé, maman. Il a au moins la décence de s'excuser auprès d'elle. Il rejoint ainsi l'entrée avec la ferme intention de s'enfuir de cet endroit.

Est-ce que tu faisais assez d’efforts ? Est-ce que ton frère n’était pas pourri jusqu’à la moëlle ? Pourquoi tu essayais encore et encore ?
Pourquoi est-ce que tu ne finissais pas par l’envoyer balader ? Pourquoi est-ce que tu ne lui rendais pas la monnaie de sa pièce, alors qu’il ricane quand tu l’insultes ?
Parce que ta mère intervient. Parce que tu n’as pas envie de la blesser plus que vous ne l’aviez déjà fait. Parce que, même si tu le détestes, ça reste tout de même ton frère. T’es-tu, un seul jour, senti proche de l’un d’entre eux ? T’es-tu, ne serait-ce qu’une seule fois, confié à l’un des deux ? Tu n’en gardes même pas le souvenir. Sans doute que vous aviez joué ensemble, un jour. Sans doute que vous vous étiez un peu amusés tous les trois, lorsque tu ne devais pas être plus haut que trois pommes.
Peut-être.
A bien regarder les choses, tu n’en es plus si certain. Est-ce que chacun de vos jeux ne s’étaient pas terminés en bagarre ? Est-ce qu’ils ne s’étaient pas tous terminés dans des crises de larmes ? (Combien de fois étais-tu allé pleurer vers ta mère, parce que les deux autres s’étaient montrés trop brutaux avec toi ?)
Sans doute qu’ils détestaient la faiblesse qui avait emprunt ton corps filiforme. (Toi aussi, souvent.) Longtemps, tu avais trouvé les choses trop compliquées à supporter. Longtemps, tu t’étais détesté de ne pas avoir les mêmes épaules que tes ainés. Incapable de te tenir droit face à l’adversité. Toujours à deux doigts de sombrer.

Alors, son ton ironique te brise bien plus qu’il ne devrait. Tu devrais répliquer, te jeter sur lui, te battre. Lui rabattre le caquet.
Pourtant, tout ce que tu ressens, c’est ton cœur qui se serre et un tourbillon d’émotions qui l’étouffent. Tes lèvres commencent à plonger vers le bas, tout comme ton visage, alors que Beomseok semble toiser le reste de la pièce.
Vos réunions de famille foiraient à chaque fois. La faute à qui ? La faute à quoi ? Tu ne peux que ressentir la détresse de ta mère envahir la pièce. Pourquoi est-ce qu’il le disait à haute voix ? Pourquoi est-ce qu’il était incapable de faire un effort, rien qu’une fois ?

Arrête de faire semblant. C’est fatiguant. T’es fatiguant. T’es épuisé, surtout. Désespéré de faire encore semblant. T’es pas doué. Cette fois-ci, tu ne peux retenir un hoquet. Tu ne peux empêcher ta gorge serrée de t’étouffer, et voilà qu’une larme furtive s’échappe d’une de tes paupières. Tu l’essuies rapidement, essaies de rester discret, fixant toujours ton bol, alors que Beomseok se lève.
Il est désolé.
Vraiment ?

Tu sens ta mère qui se décompose. Tu sais qu’elle ne parvient à retenir ses larmes. Tu n’as même pas besoin de relever la tête, tu le sais déjà. Tu voudrais agir, faire quelque chose. L’aider au moins à débarrasser alors que déjà, ton frère s’en va.
Mais tu n’y arrives pas. Tu es comme bloqué, à serrer tes baguettes pour un plat qui, tout d’un coup, te donne des hauts le cœur. L’appétit est depuis longtemps parti.
La porte claque sans même que tu ne bouges plus.
T’es pas doué.
A ses yeux, l’avais-tu seulement un jour été ?
Tu sens ton être se lever. Tu le sens se mouvoir sans même que tu ne le contrôles. Tu ne peux plus rester là. Tu ne t’en sens pas capable. Incapable de respirer dans cette atmosphère trop pesante. Tu quittes le logement.
Il est là.
Sous tes yeux.
Ton frère tout autant incapable.

« C’est quoi ton problème au juste ?! » t’entends-tu hurler. Tu te sens imploser. Tu te sens incapable de te contrôler. (Et tant pis si tu faisais une scène au milieu de la rue. Tant pis si tu passais pour un hystérique. Un blondinet effarouché. Le petit dernier totalement névrosé.) « Pourquoi t’es comme ça ? Pourquoi tu peux pas faire un putain d’effort juste le temps d’un repas ?! » Tes mains se tendent vers l’avant, et voilà que tu le pousses de toutes tes forces. « C’est comme ça que faut qu’on discute ?! »
Est-ce que ça te fait du bien ?
Pas même le moins du monde. Ça ne te procure aucune sensation. Seulement le sentiment d’avoir été trop loin.

outfit ➻❥ Il ne sait pas pourquoi il agit ainsi. Ou peut-être que si. Beomseok a toujours été ce garçon incapable de penser par lui-même. Celui qui doit être quelqu'un d'autre pour qu'on l'accepte. Il est un suiveur, pas un meneur. Influençable, manipulable et il se déteste pour ça, aujourd'hui. Sa véritable personnalité, où est-elle? Il ne sait pas. Elle s'est fanée et il ne l'a jamais retrouvé. Pourtant, il subsiste en lui une part de cette dernière, puisqu'il nourrit des regrets. Oh oui, le thérapeute regrette beaucoup de choses, beaucoup de gestes qu'il a posé, des paroles qu'il a prononcé. Et il est certain que Ga Eul ne comprendra jamais ce fait. Il ne comprendra jamais pourquoi il a agi comme il l'a fait au lycée. En voulant se préserver, il a poussé quelqu'un au suicide. Il ne sait pas si son frère comprend à quel point ça l'a affecté et à quel point ça l'affecte encore dans sa vie de tous les jours. Sans doute lui dirait-il qu'il n'a que ce qu'il mérite et Beomseok ne pourrait pas dire le contraire, puisque c'est également ce qu'il pense. Pourtant, ne voit-il pas qu'il essaie de se rattraper? Il essaie de toutes ses forces, il a même abandonné son plus grand rêve pour tenter de se racheter. Tenter de se pardonner. Chose qui n'arrivera probablement jamais. Il a fait semblant toute sa courte existence, il en a assez. Il n'y arrive plus, plutôt. Ça le révulse, même si c'est pour un repas en famille. Il est à cran. Personne ne va jamais le comprendre, il est condamné à vivre avec l'étiquette qu'il s'est lui-même apposé. Bully. C'est inscrit sur son front, à ce point. Il serre les dents, même pas soulagé par l'air frais qui le happe lorsqu'il arrive dehors. Son visage est tourné vers le ciel comme s'il y cherchait la moindre réponse. Un espoir, quelque chose. Il sait qu'il vient de faire du mal à sa mère. Il la sait en larmes, car elle est sensible. Elle espère désespérément que ses enfants s'entendent, alors que ça n'arrivera jamais. Planté là, il se demande ce qu'elle a fait pour mériter un fils tel que lui. Il ne la mérite clairement pas et il en est conscient. Pourtant, il recherche son amour continuellement. Elle est la seule personne au monde qui l'aime encore après tout ce qu'il a fait dans sa vie ; après tous les mauvais choix qu'il a fait. Même Beomseok ne s'aime plus. Cela a-t-il déjà été le cas, en vérité? Non. Il s'est toujours détesté, normal qu'autour de lui, on le déteste aussi. Il ne réagit pas lorsqu'il entend la porte s'ouvrir tout près de lui. Pas plus lorsque l'éclat de voix de Ga Eul lui parvient. Enfin... Il tourne son regard vers lui, mais c'est tout. Il est vide de toute volonté. Pourquoi, pourquoi, pourquoi. Pourquoi ne peut-il pas faire un effort l'espace d'un repas? Parce qu'il est épuisé de faire semblant. Il est épuisé d'être lui-même. Il ne peut pas s'en empêcher, c'est tout. Une poussée brusque le fait reculer et il manque de tomber. Alors c'est ce que son frère veut? Il veut se battre, ce gringalet? ━ Pourquoi tu la fermes pas? Son regard noir croise celui du cadet pour ne plus le lâcher. ━ Tu veux savoir pourquoi? Tu veux savoir pourquoi, alors que la réponse ne va pas te satisfaire? J'veux pas me battre avec toi. Par contre, s'il le cherche vraiment, Beomseok n'hésitera pas à utiliser sa force. Une force que le plus jeune ne possède pas. Un combat entre eux est clairement déséquilibré. ━ Retourne pleurer dans les jupes de maman, comme tu l'as toujours fait et fous-moi la paix. C'est craché avec un tel dédain que ça le surprend presque lui-même. Il fait un pas pour rejoindre sa voiture, mais il reste alerte à l'éventualité que Ga Eul revienne à la charge.