MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
Les dictionnaires amazighs : objets culturels par excellence
Samira MOUKRIM
Université Sidi Mohamed Ben Abdellah- FLSH- Saïs Fès
samiramoukrim@yahoo.fr
Introduction
La mondialisation a modifié nos vies et le changement fait désormais partie de notre quotidien.
La culture qui est au cœur des phénomènes d'identité n’est pas épargnée. La mondialisation de
la culture semble être un phénomène positif dans la mesure où elle facilite le partage des
différentes pratiques culturelles sur une échelle mondiale. Toutefois, l'hégémonie du modèle
occidental, peut mener à une perte d'identité culturelle des sociétés aux moyens plus faibles.
L’urbanisation a un impact négatif sur la conservation et la transmission d’un certains nombre
de pratiques culturelles traditionnelles. En effet, les jeunes générations ne partagent pas toutes
les pratiques culturelles de leurs parents, d’où l’importance des dictionnaires (et d’autres modes
de témoignages) pour la remise en mémoire et la conservation des pratiques en voie de
disparition.
Dans ce papier, nous allons examiner la dimension culturelle dans un contexte lexicographique,
plus particulièrement comment les informations culturelles sont intégrées dans les dictionnaires
amazighes (le dictionnaire de Taïfi 1991 comme exemple). Dans ce qui suit, nous
commencerons par un bref rappel de qu’est-ce qu’un dictionnaire ? Ensuite, nous aborderons,
à la suite de Robert Galisson, les mots « à charge culturelle partagée » pour voir enfin le rôle
du dictionnaire dans la préservation et la diffusion des éléments culturels amazighs.
1. Le dictionnaire
Le dictionnaire est l’un des reflets de la culture d’un pays : « derrière un dictionnaire,[…], il y
a une langue, une communauté linguistique, une civilisation. » (Ridel, E. 2008 : 2)1.
Le dictionnaire a été définit de la manière suivante :
Le dictionnaire est un objet culturel qui présente le lexique d’une (ou plusieurs) langue sous
forme alphabétique, en fournissant sur chaque terme un certain nombre d’informations
(prononciation, étymologie, catégorie grammaticale, définition, construction, exemples
d’emploi, synonymes, idiotismes) ; ces informations visent à permettre au lecteur de traduire
d’une langue dans une autre ou de combler les lacunes qui ne lui permettaient pas de
comprendre un texte dans sa propre langue. (Dictionnaire de linguistique2).
Introduction aux Séminaires organisés par l’Équipe de Recherche sur les Imaginaires, les Littératures et les
Sociétés (2008-2009), en ligne : http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/sites/default/files/public/erlis/IntroRidel.pdf
2
J. Dubois et al., Dictionnaire de Linguistique, Paris, Larousse, 1973.
1
1
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
C’est un :
recueil de mots d’une langue ou d’un domaine de l’activité humaine, réunis selon une
nomenclature d’importance variable et présentés généralement par ordre alphabétique,
fournissant sur chaque mot un certain nombre d’informations relatives à son sens et à son
emploi et destiné à un public défini. (Trésor de la langue française)
Le dictionnaire est le reflet des usages et des cultures présentes et passées. C’est un livre de
mots. Le mot reflète des valeurs spécifiques à chaque culture et à chaque communauté. En effet,
la mémoire intime de chaque culture se trouve enfouie dans son lexique et donc dans son
dictionnaire (Jean Pruvost).
Par ailleurs, le dictionnaire est un instrument de conservation quand il s’agit de sauver une
langue rare ou en voie d’extinction. Dans le cas des langues minoritaires, le dictionnaire est un
objet culturel important parce qu’il contribue à l’affirmation identitaire d’une communauté
(Ridel, E. 2008)3.
2. Les mots à « charge culturelle partagée »
On a souvent souligné le lien indissociable entre langue (langage) et culture : « Pour accéder à
la culture, quelle qu’elle soit, le meilleur truchement est le langage, parce qu’il est à la fois
véhicule, produit et producteur de toutes les cultures (...) C’est en tant que pratique sociale et
produit socio-historique que la langue est toute pénétrée de culture » (Galisson, R. 1987 : 127).
Il existe une culture partagée par les individus qui appartiennent à un même groupe social
(Galisson). Celle-ci (la culture partagée) est à la fois un signe de reconnaissance tacite entre
individus se réclamant de la même identité collective et un facteur de convivialité pour se
comprendre à demi-mot4.
Galisson (1989: 114) définit la culture partagée comme une culture quotidienne transversale,
une sorte de niveau- seuil comportemental du plus grand nombre, qui permet à l’immense
majorité des natifs de se sentir des individus à part entière, et d’être reconnus comme tels par
tous ceux qui se réclament de la même identité collective. L’identité collective étant le produit
d’une langue et d’une culture partagées, donc d’un minimum de connaissances communes
permettant à tous les membres d’une collectivité d’entretenir entre eux certaines relations de
connivence, quels que soient leur niveau de scolarisation, leur appartenance socioprofessionnelle, leur âge, etc.
La charge culturelle inhérente aux mots est partagée par l’ensemble des membres d’une
communauté linguistique et culturelle. Elle est acquise naturellement à partir de l’entourage
L’auteur parle des dictionnaires bilingues.
Hall E.T. note qu’ « Il existe un niveau de culture sous-jacent, caché, et très structuré, un ensemble de règles de
comportement et de pensée non dites, implicites, qui contrôlent tout ce que nous faisons. Cette grammaire
culturelle cachée détermine la manière dont les individus perçoivent leur environnement, définissent leurs valeurs,
et établissent leur cadence et leurs rythmes de vie fondamentaux. Nous sommes, pour la plupart, totalement
inconscients ou seulement superficiellement conscients de ce processus.» (1984 : 14-15).
3
4
2
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
immédiat de l’enfant, par le biais des événements de la vie quotidienne, l’accumulation de
détails de tout ce qui concerne les croyances, habitudes, mœurs, us et coutumes…
Les mots à charge culturelle partagée sont dotés de signifiés implicites ce qui les rend souvent
opaques pour les étrangers et même pour les jeunes qui ne partagent pas la même culture que
leurs parents. D’où l’importance des dictionnaires qui contribuent à fixer ces éléments culturels
et à les diffuser.
3. Présentation des informations culturelles dans le dictionnaire amazigh
Chaque communauté conçoit l’expérience humaine à sa manière, catégorise et organise
certaines notions avec ses propres moyens d’expression, ce qui reflète des modes de pensées
spécifiques5. Il est donc important que le lexicographe soit sensible à cette spécificité afin de
fournir tous les outils nécessaires permettant d’appréhender le système culturel de la langue en
question6.
Dans chaque langue, certains mots sont révélateurs de culture. Ils sont porteurs, en plus de leur
signification ordinaire, d’implication culturelle. Ces mots sont dotés d’une « charge culturelle
partagée » qui renvoie à des réalités beaucoup plus vastes que leurs définitions sémantiques de
base7.
La charge culturelle se différencie selon l’âge, l’origine géographique et l’appartenance socioculturelle du locuteur :
Les jeunes ne s’approprient pas souvent les charges culturelles de leurs parents;
Les habitants du village possèdent souvent des charges culturelles que les citadins ne
partagent pas;
- Les étrangers ne partagent pas ces charges culturelles
Le rôle du dictionnaire est de rendre visibles tous les éléments culturels qui se rapportent à la
langue.
-
Dans un dictionnaire, les informations culturelles sont disséminées à travers les mots (entrées),
expressions et exemples. Ces informations sont parfois renforcées par un dessin qui délimite
nettement l’objet et en indique clairement la fonction. Nous présenterons à titre d’illustration
les entrées suivantes, prises dans le dictionnaire de Taïfi (1991) : azeṭṭa/azeḍḍa, takerza,
tagʷersa, asendu, ttelgenja.
5
Ce qui rejoint un peu la thèse du « relativisme linguistique » dite « hypothèse Sapir-Whorf » selon laquelle il
existerait des configurations d’expérience universelles, sur lesquelles opèreraient de façon variable des schémas
linguistiques de classification et de catégorisation. Whorf (1940) distingue les « isolats d’expérience » (abstraits à
partir des données perceptuelles, elles-mêmes élaborées par l’interface entre l’organisme et le reste de
l’environnement sur la base d’invariances biologiques) et les « isolats de sens » (ceux des traits d’expérience qui
sont rendus opératoires en construisant du sens et qui peuvent être, selon les cas, socialement et culturellement
acquis ou purement personnels).
Pour Mortureux (2006 : 71), le lexique d’une langue n’est pas un reflet direct de la réalité, « chaque langue
constitue son lexique en privilégiant, pour appréhender la réalité, certains traits différentiels ».
6
7
(Galisson, 1989).
3
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
4
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
Le terme azeṭṭa/azeḍḍa est tributaire de culture. En plus de sa signification ordinaire (« tissage »
ou « métier à tisser »), il est porteur d’implication culturelle. Il peut renvoyer à la vie dans la
culture amazighe, comme on le trouve dans l’expression « ikks ṛbbi azeḍḍa-ns » (Dieu a
démonté son métier à tisser, fig. il est mort).
Ce terme est doté de connotation partagée par une grande partie de la communauté culturelle et
linguistique amazighe. L’expression « inegza uzḍḍa » (le tissage est interrompu, les fils
manquent pour continuer le tissage), par exemple, renvoie à une situation que craignent les
5
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
femmes parce qu’elle est de mauvaise augure dans la culture amazighe, ce qui apparaît à travers
l’imprécation « ad isengza ṛbbi azeḍḍa-nc » (que Dieu fasse interrompre ton tissage, fig. que
tu ne puisses jamais mener à bien tout ce que tu entreprends !). C’est cet implicite culturel qui
détermine la compréhension du locuteur natif.
En entendant ces expressions, le cerveau du locuteur natif déclenche immédiatement
l’actualisation de la charge culturelle partagée les concernant afin de mieux comprendre
l’interlocuteur en face.
Ces implicites culturels qui sont le produit de la relation qu’entretient le signe avec ses
utilisateurs sont invisibles à ceux qui ne partagent pas la même culture. Une personne qui ne
partage pas la même charge culturelle trouvera des difficultés à interpréter ces expressions. De
même, une personne qui n’a jamais assisté de près à l’opération de tissage chez les amazighes,
par exemple, ignorera sûrement ses différentes étapes et aussi les outils constitutifs du métier à
tisser… On pourrait dire la même chose à propos des entrées suivantes :
6
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
7
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
8
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
9
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
10
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
Certains mots à charge culturelle relève de l’anthropologie culturelle comme les mots évoquant
les fêtes, spectacles mœurs et traditions, etc. Nous donnerons à titre d’exemple un terme
désignant un rite ou une cérémonie particulière chez les amazighes.
11
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
Le rôle du dictionnaire est de consigner les éléments culturels invisibles aux personnes qui ne
partagent pas les mêmes charges culturelles. Il permet d’accéder à la culture par le biais des
mots et expressions à charge culturelle et de transmettre l’usage de ces mots à des apprenants
qui ne partagent pas la même culture. Et comme le précise Pruvost (1999 : 404), « un grand
nombre de mots et d’expressions dépendent d’un implicite culturel déterminant pour la pleine
compréhension du locuteur natif, un implicite auquel il faut initier l’élève en cours
d’apprentissage. Une culture spécifique, mobilisée et actualisée dans les mots d’une langue,
imprègne ainsi fortement la communication d’un discours second dont le rôle est souvent
décisif ».
Conclusion
Les mots à charge culturelle partagée sont des accumulateurs puissants de la culture de la vie
quotidienne. Tout l’héritage d’un peuple s’inscrit dans ces mots à charge culturelle partagée et
donc dans son dictionnaire. Si la paysannerie traditionnelle disparaît, le dictionnaire qui en
immortalise les modes et techniques devient un précieux objet du patrimoine culturel. De la
même façon, la disparition des outils du tissage traditionnel, par exemple, en faveur d’outils
plus modernes, nécessiterait la remise en mémoire des pratiques anciennes par le biais des
dictionnaires (ou d’autres modes de témoignages).
Le dictionnaire est un instrument de diffusion et de conservation de pratiques culturelles en voie
de disparition. C’est un lieu de mémoire : il rappelle les usages disparus ou en voie de
disparition et consigne les usages actuels dans la mémoire collective (Dancette, J. 2004). Le
dictionnaire est un objet du patrimoine culturel.
Références Bibliographiques
DANCETTE, J. 2004. « Dictionnaires, objets du patrimoine culturel : le vocabulaire du
commerce dans différentes communautés linguistiques », Meta : journal des traducteurs / Meta:
Translators' Journal, vol. 49, n° 4, 2004, p. 910-919.
GALISSON, R. 1991. De la langue à la culture par les mots, Paris : Clé International.
GALISSON, R. 1987. « Accéder à la culture partagée par l’entremise des mots à
CCP », ÉLA 67.
GALISSON,
R.
1989.
« La
culture
partagée:
une
monnaie
d’échange
interculturelle », Lexiques, coll. « F », p. 114.
GALISSON, R. 1999. « La pragmatique lexiculturelle pour accéder autrement, à une autre
culture, par un autre lexique », ÉLA 116, p. 478.
HALL, E. T. 1984. La danse de la vie - Temps culturel, temps vécu. [1983] Paris : Seuil.
MORTUREUX, M.-F. 2006. La lexicologie entre langue et discours, Paris : Armand Colin.
PRUVOST J. 1999, « » Lexique et vocabulaire : une dynamique d’apprentissage », In
Vocabulaires et dictionnaires en FLM et FLE, Études de linguistique appliquée, n°116, Octobre
Décembre 1999, Paris, Didier érudition p. 395-421
PRUVOST, J. 2003. « De l’infidèle traduction à la mention des écarts culturels dans les
dictionnaires bilingues». T. SZENDE éd., Les écarts culturels dans les dictionnaires bilingues,
1-4. Paris : Honoré Champion.
12
MOUKRIM, S. (2017), « Les dictionnaires amazighes : objets culturels par excellence », In La culture amazighe : réalités et perceptions,
pp. 81-95, pub de l’IRCAM, 2017
WHORF, B. L. [1940]/1982. “Linguistics as an exact science”. Technology Review n° 43, 6163, 80- 83. [Repris in 1956] Language, thought, and reality: selected writings of Benjamin Lee
Whorf. J. B. Caroll (éd.). Cambridge, MA : MIT Press. Trad. pol. 1982. Językoznawstwo jako
nauka ścisła. In Język, myśl i rzeczywistość. T. Hołówka. Warszawa : Państwowy Instytut
Wydawniczy, 295-313.
DICTIONNAIRES
TAÏFI M. (1991), Dictionnaire tamazight-français (Parlers du Maroc central), Paris,
L’Harmattan-Awal, (XXII + 880).
Trésor de la langue française, Paris, Klincksieck, puis Gallimard, 1971-1994, 16 vol.
DUBOIS et al., Dictionnaire de Linguistique, Paris, Larousse, 1973.
13