Portrait

Sergueï Krikalev, 41 ans. Le cosmonaute russe resté sur Mir pendant le putsch de 1991 compare son expérience de l'apesanteur à une chute sans fin. Tombé en l'air.

par Anne Diatkine
publié le 1er février 2000 à 22h29

Sergueï Krikalev a passé quinze mois de sa vie dans l'espace, dont

dix consécutifs, mais il serait d'accord pour en parler comme s'il s'agissait de la banlieue de n'importe quelle grande ville, en moins exotique. Il répond aux questions sans jamais user de la première personne, alors que son expérience est absolument singulière. Il a l'allure et la beauté inquiétantes des stars au visage reconstitué, mais ce n'est évidemment pas son cas, une expression impassible, une voix monocorde, des yeux couleur acier" on dirait Alain Delon dans un film de Melville. Ou lui-même dans l'extraordinaire film Out of the Present (1) réalisé à partir d'images tournée à bord de Mir.

Inscrit sur la liste du premier équipage de la Station spatiale internationale, avec un autre Russe et un Américain, Sergueï Krikalev voit sa mission reportée de mois en mois, au fil des retards dus à l'astronautique russe. L'entretien a lieu sur la terrasse de l'immeuble en verre construit par Jean Nouvel pour la fondation Cartier. Krikalev admire la vue de la terrasse, sur le Marais, Montparnasse. Il n'est pas blasé. Ce n'est pas parce qu'il est l'un des seuls humains à avoir appréhendé concrètement, de ses propres yeux, la rondeur et la petitesse de la planète qu'il ne tentera pas de visiter Paris by night, en bateau-mouche, avec d'autres touristes. Essai infructueux, il lui manquait l'indispensable cravate. Ce soir, il ira au Crazy Horse.

Deux légendes collent à la peau de Sergueï Krikalev: le cosmonaute s'est envolé pour rejoindre la station Mir, en 1991, d'un empire qui s'appelait l'URSS. Lorsqu'il est revenu sur Terre, Gorbatchev avait été balayé, le putsch des militaires avait échoué. Eltsine présidait la Russie. La première légende, donc, est que durant ces perturbations politiques, Krikalev a été «oublié» dans l'espace. Le cosmonaute dément: s'il est resté dans l'espace plus longtemps que prévu, ce n'est pas pour des motifs politiques, mais scientifiques. Mir, dit-il, n'est qu'à 400 kilomètres de la Terre, la distance Paris-Strasbourg. En deux heures, s'il y avait danger, il pouvait à tout moment rejoindre le sol. L'autre légende est qu'il aurait été laissé seul dans la station Mir. Encore plus absurde, mais Krikalev ne s'énerve pas. Il répond calmement: «Quand je suis revenu sur Terre, rien n'avait changé.» Anti-héros. Contrairement aux premiers cosmonautes, Sergueï Krikalev n'a rien d'une tête brûlée. Il est né le 27 août 1958, à Leningrad, d'une mère institutrice et d'un père ingénieur. Dans son enfance, il ne rêvait pas particulièrement d'être ce qu'il est devenu, et d'ailleurs, dans l'espace ou sur Terre, il se souvient rarement de ses rêves. Le 21 juillet 1969, quand Armstrong a marché sur la Lune, il était à l'école, et la nouvelle l'a ému comme tout le monde, ni plus ni moins. Adolescent, il voulait être aviateur. Il s'est d'abord fait ingénieur. C'est le goût des limites à dépasser qui l'a conduit hors de l'atmosphère, mais, avec ce même souci, il aurait pu être aussi bien un champion du monde d'athlétisme. On n'est pas forcé de le croire, lorsqu'il gomme ainsi toute vocation préalable ou banalise sa vie de héros du cosmos. Il n'existe pas d'expérience terrestre comparable à celle qu'il a déjà éprouvée, sept fois, lorsqu'on passe le sas d'un engin spatial et qu'on se lance en scaphandre dans le ciel noir de l'univers, filant à 8 kilomètres par seconde au-dessus de la planète. Krikalev ne nie pas le danger ­ un faux mouvement suffit pour rendre très improbable le retour à la station dans le temps imparti par la réserve d'oxygène ­ mais rappelle qu'on risque aussi beaucoup en traversant une rue pleine de voitures et qu'à force, on oublie heureusement de s'inquiéter. Le silence de ces espaces infinis ne l'effraie pas.

Pays des merveilles. Peu d'astronautes ont vécu aussi longtemps que Sergueï Krikalev en apesanteur, le corps délesté de son poids. Tel un ange? Krikalev n'utilise pas ce genre d'analogie, mais celle du saut en parachute, pendant quelques secondes. Ou celle du rêve. La chute sans fin d'Alice dans le terrier du lapin (Alice au pays des merveilles) lui semble la description la plus proche de l'expérience du cosmonaute. «On s'habitue à cet état permanent de chute, même si, dans un premier temps, elle est insupportable. S'endormir, se laisser aller, en ayant l'impression perpétuelle de tomber, est très difficile. Manger, de même.» Ainsi, en dépit de l'absence de verticalité, il ne s'agit pas de planer, de voler, mais de chuter sans fin. Les images des cosmonautes en mission dans l'espace ressemblent à celle des futurs bébés plongés dans le liquide amniotique. Krikalev le confirme: spontanément le corps adopte une position repliée, genoux contre poitrine. Mais ne plus avoir de poids n'est pas l'équivalent d'une suppression du corps. Au contraire, faute d'habitude, on se cogne au plafond, aux instruments, le corps prend de la place. Il faut apprendre à se déplacer dans l'espace comme les enfants apprennent à marcher. Avec des gestes d'abord maladroits, des erreurs de distance. Sans parler des avanies subies par des cosmonautes. A perdre le sens de l'équilibre, on vomit facilement. Et le sang perpétuellement monté au cerveau peut tourner à l'épreuve épouvantable. Krikalev, lui, a de la chance. Il s'adapte sans trop de dommage aux nouvelles sensations, qui en deviennent même agréables.

L'emploi du temps dans l'espace est structuré comme au bureau, à la différence près qu'on ne le quitte pas. «Et aussi que chaque geste est minuté. Les expériences que nous devons mener à bien exigent cette précision.» Le dimanche, comme chaque jour dans la station, Serguei Krikalev exerce ses muscles de manière à ce que l'apesanteur ne les affaiblisse pas trop. Il fait un peu de rangement. Il peut aussi regarder une cassette et, de préférence, il choisira un vieux comique français des années 70, comme le Grand Blond avec une chaussure noire, de Pierre Richard. Lui est-il arrivé de s'ennuyer dans l'espace? L'absurdité de la question déconcerte Krikalev. Bien sûr que non. Dès qu'il a un peu de temps, son regard est happé par ce que montrent les deux hublots: les couleurs de la Terre, le noir de l'univers. «Plus besoin d'un an pour décliner les saisons. En vingt-quatre heures, le soleil se lève seize fois. Un point de vue indicible.»

Durant son voyage de dix mois, Sergueï Krikalev a bien sûr eu la nostalgie de sa famille, de ses amis. Mais aussi, tout simplement et de manière unique, la Terre lui a manqué: «J'ai eu la nostalgie du chant des oiseaux, des odeurs de la pluie. Dans la station, on a la même sensation olfactive tout le temps. Petit à petit, au fil des mois, cette monotonie devient désagréable. Il y a eu des tentatives pour y remédier, restituer artificiellement dans la station le bruit et l'odeur de la mer, du vent. Mais ça ne marche pas. A tout moment, l'exclusion du milieu naturel pèse sur les sens des cosmonautes.».

(1) Réalisé par Andreï Ujica, intellectuel roumain.

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