La corruption et l’analphabétisme nourrissent Boko Haram au Nigeria

« L’élection de Buhari à la présidence du Nigeria peut-être compris comme l’aspiration de toute une nation au rétablissement de l’ordre »

David Jacobson, professeur de sociologie à l’université de Floride du sud

Jeudi 28 mai, à l’Assemblée nationale

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L’organisation terroriste Boko Haram continue de faire régner la terreur au nord-est du Nigeria. Adepte des raids meurtriers et de massacres commis à l’encontre de la population civile, ce mouvement djihadiste aurait fait plus de 6000 morts entre 2009 et 2014 selon l’organisation de défense des droits de l’homme Human Rights Watch.

Ses exactions ont toutefois conduit à un sursaut national. Le 28 mars 2015, les Nigérians ont élu un nouveau président, Muhammadu Buhari, investi le 29 mai. Ancien général, il a battu le président sortant Goodluck Jonathan avec plus de 54 % des suffrages, en se montrant déterminé à transformer l’armée pour vaincre Boko Haram. L’organisation terroriste, qui s’est affiliée le 7 mars 2015 à Daech (l’État islamique en Irak et au Levant), subit en outre depuis janvier les assauts des armées du Tchad, du Cameroun et du Niger, trois pays voisins où elle avait porté des attaques.

Toutefois, la lutte contre Boko Haram ne saurait être que militaire. Le sociologue américain d’origine sud-africaine David Jacobson dirige depuis Tampa, en Floride, un programme de recherches approfondies sur le Nord du Nigeria. Croisant enquêtes de terrain et études historiques, il met en évidence l’influence de courants islamistes très anciens dans certaines régions du pays et le poids de la corruption comme déclencheur de révoltes contre les représentants de l’État. Il a présenté ses travaux lors d’une réunion organisée par l‘Institut prospective et sécurité en Europe (IPSE), le 28 mai, dans une salle de travail de l’Assemblée nationale.

« Une transition post-électorale apaisée »

« La situation sécuritaire ces dernières semaines est assez encourageante », commence-t-il. « Les services de sécurité nigérians ont tenu leur promesse de garantir la sécurité pour les élections de mars. La façon dont le président sortant Jonathan a admis la victoire de son adversaire, Muhammadu Buhari, a réduit la violence post-électorale et permis une transition apaisée ».

> Lire Portrait de Muhammadu Buhari, nouveau président du Nigeria, paru dans La Croix, le 2 avril 2015;

« Boko Haram, la branche d’Afrique de l’Ouest de Daech »

« Les statistiques montrent que le nombre de tués lors d’attaques menées par Boko Haram a baissé de 79% par rapport au cinq premières semaines de 2015 », précise le chercheur. « On peut en déduire que le Nigeria et la coalition formée autour de lui ont limité l’accès de Boko Haram à ses fournisseurs d’armes. Le nombre d’offensives dans les États de Borno, Gombe et Bauchi, au Nigeria, et dans l’État de Bosso, au Niger, a lui décru de 68%. Reste que la capacité de Boko Haram à obtenir du soutien de l’État islamique (Daech) et d’autres réseaux djihadistes pourrait s’accroitre. Sur les réseaux sociaux contrôlés par l’État islamique, Boko Haram a été présentée comme la branche d’Afrique de l’Ouest de Daech ».

« Muhammadu Buhari, l’Abraham Lincoln du Nigeria »

« Le nouveau président Muhammadu Buhari suscite un grand espoir au Nigeria », signale-t-il. « Un commentateur est allé jusqu’à le décrire comme le Abraham Lincoln du pays. Son élection et le vote interreligieux et interethnique qui a permis sa victoire peuvent être compris comme l’aspiration de toute une nation au rétablissement de l’ordre. Il a par ailleurs promis d’inclure les femmes dans son administration et travaille dans ce sens avec des groupes de femmes. Le taux de participation des femmes aux élections a d’ailleurs fortement augmenté ».

« Le symbole du parti de Buhari est explicite : c’est le balai »

« La question fondamentale est de savoir si le Nigeria peut se constituer autour d’une société civile dynamique, qui transcende les divisions religieuses et la myriade d’ethnies. Dans un discours du 1° avril, Buhari a désigné les deux buts qu’il fixait à son gouvernement : combattre la corruption et battre Boko Haram, les deux étant liés, à ses yeux »,  affirme David Jacobson. « Le symbole de son parti est explicite : c’est le balai ».

« La corruption est désignée comme le problème le plus sérieux du pays »

« Ses observations reflètent ce que ressentent beaucoup de Nigérians », indique-t-il. « Les sondages montrent que la corruption est désignée comme le problème le plus sérieux qui se pose au pays, plus que le terrorisme, la pauvreté, la drogue et la perte de valeurs morales. Statistiquement, on a observé que dans le nord-est, là où la violence est la plus importante, le principal indicateur de sympathie envers Boko Haram est le niveau de rejet de la corruption ».

« Quand vous avez faim, le fondamentalisme peut vous leurrer »

« Peu de temps après, Buhari a expliqué combien l’absence de fondements éducatifs solides pouvait conduire au fondamentalisme islamiste », précise le sociologue. « Pour lui, ‘plusieurs raisons expliquent que des jeunes rejoignent les groupes combattants, parmi lesquelles la pauvreté et l’ignorance, ou en tout cas l’absence d’éducation. Quand vous souffrez de la faim, que vous êtes jeunes et que vous vous demandez pourquoi votre vie est si difficile, le fondamentalisme peut vous leurrer, surtout s’il affirme que l’éducation, au lieu d’être une chance, est un péché' ».

« Le système éducatif renferme toutes les fissures du Nigeria »

« Aussi herculéenne soit la tâche de combattre la corruption, le défi de l’éducation sera encore plus grave », prévient-il. « C’est l’affaire d’une génération. Dans les États du nord du Nigeria – qui sont des États islamiques – seulement 15% des enfants en âge de fréquenter l’école primaire assistent au cours préparatoire, alors que dans les États du sud – des États chrétiens -, le taux est de 60%. La solution ne sera pas trouvée par une simple approche technocratique. La restructuration du système éducatif sera difficile car ce sujet renferme toutes les fissures coloniales, religieuses, politiques, économiques, géographiques et ethniques du pays. La question éducative, dans son essence, résume le Nigeria ».

« Le fossé se creuse entre le sud chrétien et le nord musulman »

« Les dynamiques internes ont conduit le sud chrétien à être beaucoup plus prospère que le nord musulman, et le fossé se creuse rapidement », souligne David Jacobson. « Cela remonte à la période coloniale, de la fin du 19° siècle à l’indépendance en 1960. Les Britanniques gouvernaient directement le Sud, qui fut rapidement christianisé par les missionnaires – lesquels géraient les écoles. Dans le nord musulman, les Britanniques gouvernaient par procuration, à travers les élites religieuses et traditionnelles. Au sud, les missionnaires ont introduit dans leurs écoles l’éducation à l’occidentale, ce qui a eu un effet d’entrainement sur le développement économique. L’accès à ce système a permis aux gens de s’adapter à l’économie moderne, jusqu’à aujourd’hui ».

« Des maitres envoient leurs élèves mendier dans la rue »

« Au nord, quelques écoles missionnaires ont été créées mais les élites traditionnelles ont opposé une résistance, pour des raisons religieuses et parce que ces écoles risquaient de générer une élite alternative », poursuit-il. « Le système qui y prédomine encore aujourd’hui est constitué d’écoles coraniques, souvent informelles, avec les élèves rassemblés sous un arbre. Certains maitres les envoient mendier dans la rue. Ces jeunes ne sont absolument pas équipés pour s’intégrer dans une économie en plein développement et qui est de plus en plus intégrée à un monde globalisé. Ils sont à la dérive, sans compétence monnayable, et vulnérables aux discours extrémistes ».

« Pour Boko Haram, l’éducation occidentale est péché »

« C’est dans ce contexte que le nom de Boko Haram – ‘l’éducation occidentale est péché’ – a du sens », analyse l’universitaire. « Tout est dit : que la globalisation a importé des idées et des images occidentales, notamment autour de la femme et de la sexualité, dans l’une des sociétés les plus patriarcales du monde. Qu’Internet et les moyens de communications à haut débit ont aussi favorisé des idéologies globalisantes de l’islam, dont certaines sont extrémistes. Les nouveaux média ont également éclairé la mauvaise gouvernance du pays, y compris la corruption  du gouvernement. L’impact de l’islam wahhabite – activement promu par l’Arabie saoudite et les États de la péninsule arabique – est tel qu’au nord du Nigeria, on peut voir des noms de rues en arabe, des habits moyen orientaux et des mosquées payées par l’argent saoudien ».

« Le problème, ce sont les écoles coraniques, pas la croyance religieuse »

« Les dirigeants de Boko Haram fulminent contre toutes formes d’éducation séculière », explique-t-il. « Ils affirment qu’elles relèvent d’un complot des anciens colonisateurs pour maintenir leur hégémonie sur les sociétés musulmanes : l’Occident veut corrompre les valeurs islamiques avec ses normes libérales; il veut remplacer la distribution claire des rôles entre chaque sexe par la permissivité; des matières comme la chimie, la physique, les prévisions météorologiques, la théorie de l’évolution, sont toutes dénoncées comme contraires au Coran. Nos enquêtes montrent que les étudiants sortant des écoles religieuses ont de fortes chances de sympathiser avec Boko Haram, même s’ils ne sont pas pratiquants. A l’inverse, la pratique religieuse ne conduit pas nécessairement à soutenir Boko Haram. Le problème, c’est le système éducatif, pas la croyance religieuse ».

« Kidnapper des collégiennes, c’est faire coup triple »

« Pour Boko Haram, kidnapper des collégiennes ou des lycéennes, c’est faire coup triple contre ce qu’ils estiment être la dépravation occidentale », assure David Jacobson. « Un triple coup contre les écoles à l’occidentale; contre ‘l’obscénité’ de laisser ses filles à l’école; et contre les chrétiens, dans la mesure où beaucoup de ces filles sont chrétiennes ».

> Lire « Bring Back Our Girls », le président nigérian confesse ses doutes

La population est repoussée par la soif de sang du mouvement »

« Aussi, pour que le nord du Nigeria ait un avenir stable et prospère, il est essentiel d’y développer un système éducatif qui prépare les élèves à l’économie moderne », note-t-il. « Même si, au nord-est, le rejet de la corruption peut conduire des gens à sympathiser avec Boko Haram, ils sont en revanche repoussés par la soif de sang du mouvement. Et la plupart soutiendraient un système éducatif qui fournirait un savoir permettant de gagner sa vie ».

« Les Kanuri, groupe ethnique dominant chez Boko Haram »

« Il faut d’ailleurs pointer la spécificité d’un groupe ethnique, les Kanuri, ainsi que ses liens avec Boko Haram », signale-t-il. « C’est le groupe dominant dans le commandement de l’organisation ainsi que dans la population du nord-est, là où la violence a été la plus extrême. Il est de même très présent de l’autre côté de la frontière, dans les pays voisins. Historiquement, les Kanuris ont été les premiers à se convertir à l’islam dans ce qui est devenu le Nigeria. Sur les deux millions de membres de cette ethnie, seuls 5% sont éduqués. Analphabètes, ils sont dépendants des leaders religieux et vulnérables à l’idéologie de Boko Haram ».

« Boko Haram offre dix fois le revenu moyen »

« Les diplômés des écoles coraniques se sentent exclus du petit commerce liés à la nouvelle économie. Ils ne parlent pas anglais, ils ne peuvent travailler dans les banques, ni vendre des vidéos… », détaille le chercheur. « Ils se trouvent en compétition avec des chrétiens alors qu’il y a 40 ans, tout le monde était musulman. Boko Haram leur offre 180 000 nairas par mois (900 euros), plus de dix fois le revenu moyen par habitant. Il y a donc des recrutements par appâts du gain, même chez des chrétiens ».

« Le sentiment d’être Nigérian est très ténu »

« Tout ceci conduit à penser que les maux générés par une faible éducation – prédisposition au crime, à la violence sectaire, au terrorisme sous toutes ses formes – , notamment dans le Nord, vont peser sur le pays dans les années à venir », conclut-il. « Dans l’État du Borno, les institutions centrales fédérales sont très distantes, symboliquement autant que géographiquement. Les liens sociaux et émotionnels avec le reste du pays, le sentiment d’être Nigérian et de partager une identité commune sont très ténus. La faiblesse des institutions et l’absence d’une société civile organisée rend la population plus perméable à des groupes violents comme Boko Haram. Les défis sont immenses ».

 

Pour aller plus loin

Le rapport 2015 de l’organisation Human Rights Watch sur le Nigeria;

L’appel d’Amnesty International pour que des officiers supérieurs de l’armée nigériane fassent l’objet d’une enquête pour crimes de guerre, rendu public le 3 juin 2015;

Le dossier de La Croix consacré à Boko Haram;

Une carte interactive des violences commises par Boko Haram, sur le site de Jeune Afrique; et celle du Monde;

L’histoire du Nigeria dans l’encyclopédie Larousse en ligne; et par l’encyclopédie en ligne Imago Mundi;

L’article de Roland Marchal posté le 4 mai 2015 sur le site The Africa Report : «  »Chad’s Déby takes on Boko Haram » (en anglais);

– L‘interview de l’évêque de Maiduguri, Mgr Oliver Dashe, parue dans La Croix du 19 avril 2015;

L’article posté le 24 mars 2015 sur le blog Paris Planète : « Boko Haram au Nigeria, mouvement prédateur et hostile à l’État »;

L’article posté le 26 avril 2014 sur le blog Paris Planète : « Le combat du soufisme contre l’islam littéraliste ».

– Le lien vers le dernier livre de David Jacobson : « Of Virgins and Martyrs: Women and Sexuality in Global Conflict ».

Le lien vers un index élaboré par David Jacobson : « The tribalism index ».

Jean-Christophe Ploquin

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