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Scandale de l’amiante : Chloralp, sept ans d’inertie judiciaire et des dizaines de morts

Enquête. L’usine de fabrication de chlore de la plateforme chimique de Pont-de-Claix, dans l’Isère, a beau avoir utilisé massivement de l’amiante pendant des années après son interdiction, les responsables n’ont toujours pas été inquiétés par la justice. La plainte au pénal de la CGT, qui estime à près de 200 le nombre de salariés et anciens salariés ayant contracté une maladie professionnelle liée à l’amiante, date pourtant de décembre 2013.

« Le dossier de l’amiante, ce sont des gens qui meurent tous les jours. La justice est saisie de ça depuis trente ans et rien n’a bougé. C’est un scandale à tout point de vue. » L’homme qui prononce ces mots dans le documentaire Amiante, un espoir de justice, diffusé mi-février sur France 5, n’est autre qu’ Éric Dupond-Moretti. À l’époque avocat de victimes de la fibre cancérogène, celui qui se présente alors comme ardent défenseur de la santé des travailleurs est désormais devenu ministre de la Justice. Et le premier procès pénal de l’amiante en France se fait toujours attendre.

Cas d’école

Pourtant, il y aurait matière à poursuivre. Au-delà des cas précis des centaines de plaignants défendus par les anciens associés d’Éric Dupond-Moretti, d’autres dossiers prennent la poussière dans les cartons des procureurs et des juges d’instruction. C’est le cas de l’affaire Chloralp, au point mort depuis le dépôt de plainte de la CGT du site chimique du Pont-de-Claix le 24 décembre 2013, et qui a pourtant tout du cas d’école.

Car si les grands industriels pouvaient encore se défausser de leurs responsabilités quant à l’exposition de leurs salariés à cette substance mortelle jusqu’en 1996, date de l’interdiction de l’amiante, impossible dans ce cas de jouer la carte du déni. Dans cette usine de la plateforme chimique du Pont-de-Claix (Isère), propriété de Rhône-Poulenc, Laroche, Rhodia, puis Vencorex, les dirigeants ont continué d’utiliser sciemment en production la fibre tueuse jusqu’en 2005 au moins.

Dangereuses « vaccinations »

Pour produire du chlore, l’entreprise avait recours à des procédés d’ électrolyse nécessitant l’utilisation de diaphragmes, dont certains étaient composés d’amiante. Mais même les cellules qui ne contenaient pas la fibre subissaient des injections de solution liquide d’amiante, notamment pour colmater des fissures, opérations que la direction avait rebaptisées « vaccinations ».

« On injectait 2 kilos d’amiante pur dans chaque cellule sous forme de bouillie. La direction explique qu’il n’y avait pas de risque puisque la fibre, sous forme liquide, n’est pas volatile et ne peut donc pas se fixer dans les poumons. Mais le problème, c’est qu’une fois séchée, la bouillie laisse s’échapper les fibres qui peuvent être inhalées », explique Jean-Pierre Iruela, ancien membre CGT du CHSCT de l’usine et surtout… ancien chimiste chez Chloralp.

Plus de 800 kg d’amiante injectés

À ce titre, l’ex-salarié de l’usine chimique avait accès via un logiciel baptisé Eloge à toutes les opérations de « vaccinations » des diaphragmes. Au total, d’après les données compilées par Jean-Pierre Iruela, ce sont plus de 800 kg d’amiante qui auraient été injectés dans les cellules d’électrolyse entre 2002 et 2005.

[va:https://www.humanite.fr/amiante-25-ans-de-scandale-sanitaire-des-dizaines-de-milliers-de-morts-et-toujou]

Fin 2001, le directeur technique Jean-Maurice Perineau expliquait d’ailleurs sans sourciller en comité d’entreprise que la direction avoir commandé 10 tonnes d’amiante « nous (permettant) de passer l’année 2002 sans problème » ( lire notre article du 28 janvier 2014). « Quand on était en marche normale, on ne procédait qu’à 2 ou 3 vaccinations par poste, mais quand il y avait des arrêts de production, ça pouvait monter à une trentaine ou une quarantaine d’injections d’amiante liquide par jour », témoigne Jean-Yves Cesaroni, qui supervisait une équipe de douze salariés dans l’atelier d’électrolyse jusqu’en 2003.

Un accord informel avec le ministère du Travail ?

Une utilisation de la fibre cancérogène à la fois massive et illégale que la direction de Chloralp justifiait à l’époque par un soi-disant accord avec le ministère du Travail. « Nous avons saisi pendant le mois d’août le ministre du Travail, plutôt son directeur de cabinet, des problèmes que nous rencontrions pour le développement des diaphragmes sans amiante. Le ministère nous a répondu : “Nous voulons nous assurer que tout est mis en œuvre pour éliminer l’usage de l’amiante mais on donne l’accord de principe pour une prolongation annuelle sous réserve que l’argumentaire soit recevable’’», affirmait par exemple fin septembre 2001 le directeur technique de Chloralp en comité d’entreprise.

La direction de Chloralp bénéficiait-elle d’un accord informel avec le ministère du Travail ? Impossible de savoir si c’était le cas ou si la société, aujourd’hui dissoute, était dans le mensonge pur et simple vis-à-vis de ses salariés, les services d’ Élisabeth Borne n’ayant pas souhaité répondre à nos questions.

« Illégalité totale »

« On a été assez crédules pour les croire sur parole, ce qui explique que notre réaction a été d’autant plus virulente quand on a su qu’ils étaient dans l’illégalité totale », s’insurge Jean-Yves Cesaroni, à l’époque secrétaire du CHSCT et syndicaliste CGT.

C’est l’inspecteur du travail, à l’occasion d’une visite d’atelier le 2 mars 2005, qui découvre le pot aux roses. « Cette pratique ne repose sur aucune base légale ou réglementaire, le système de dérogation à l’interdiction de l’usage de l’amiante (dont vous avez bénéficié sur ce site) ayant définitivement cessé au 1 er janvier 2002 » , rappelle-t-il à l’employeur dans un rapport rédigé par l’agent de contrôle quelques jours après, qualifiant la situation de « globalement inacceptable ».

« Souillures de bouillie en parties sèches »

D’autant que non seulement l’entreprise continuait d’utiliser la matière cancérogène, mais le faisait dans des conditions particulièrement dangereuses pour les salariés. Constatant des fuites et des flaques d’amiante liquide dans l’atelier d’électrolyse, l’inspecteur du travail de l’époque note en outre que celle-ci était stockée dans « des containers en plastique mal étiquetés, ouverts, avec agitations à l’air projetant des égouttures en quantité importante ».

Des « anomalies » également relevées par le médecin du travail dans son rapport annuel 2005, qui fait notamment état de « souillures de bouillie en parties sèches », donc posant un risque de dissémination de la fibre dans l’air.

Le refus d’une alternative

Ce qui fait d’autant plus enrager la CGT est qu’une technologie alternative au diaphragme injecté de bouillie d’amiante existait depuis 1970, d’après un document de référence sur les meilleures techniques disponibles dans l’industrie du chlore et de la soude de la Commission européenne et du ministère de l’Écologie : les cellules à membrane.

Dans le PV de CE de Chloralp daté de septembre 2001, la direction de l’entreprise ne semblait pas envisager une conversion vers cette technologie car elle « suppose des investissements très lourds », explique le représentant de l’entreprise. En 2001, Chloralp avait pourtant engrangé 15, 3 millions d’euros de bénéfices avant intérêts et impôts.

Preuve officielle

À l’appui de son dossier, la CGT dispose de dizaines de pièces. Dont un décret interministériel de 2013 qui étend le classement amiante de l’usine jusqu’en 2005, preuve officielle s’il en faut que la fibre cancérogène a bien été utilisée en infraction à la loi jusqu’à cette année-là. L’inaction de la justice sur cette affaire reste donc un mystère.

« Mes clients sont dans une totale incompréhension du cheminement de cette procédure qui semble être bloquée, alors même que l’utilisation illégale de l’amiante postérieurement à la date où toute dérogation était impossible a exposé un grand nombre de salariés à un risque de maladie et de mort, ce risque s’étant malheureusement concrétisé pour bon nombre d’entre eux », s’indignait en mars 2020 M e Flavien Jorquera , avocat des parties civiles, dans un courrier à la juge d’instruction au tribunal de grande instance de Grenoble Céline Lavigne.

39 décès documentés

La CGT estime à près de 200 le nombre de salariés et anciens salariés ayant contracté une maladie professionnelle liée à l’amiante, et avance le chiffre de 39 décès documentés, « sans compter ceux qui sont peut-être morts au pays, car le boulot était souvent fait par des immigrés qui sont repartis une fois à la retraite », explique Jean-Yves Cesaroni. En 2013, le médecin du travail reconnaissait l’existence de 127 salariés atteints de maladies professionnelles liées à l’amiante à l’occasion d’un CHSCT.

« Il y a des gens qui meurent tous les six mois, sans que cela ne fasse bouger une oreille de la juge d’instruction », s’insurge M e Jorquera. Le conseil de la CGT n’a d’ailleurs reçu aucune réponse à sa demande d’acte de l’an dernier.

Des victimes extérieures

D’autant qu’au-delà des 315 salariés que comptait le site Chloralp en 2002, certains de leurs collègues extérieurs à l’atelier d’électrolyse et des employés des entreprises sous-traitantes ont également été touchés. Une comptable de Chloralp est notamment décédée en 2019 à l’âge de 49 ans d’un cancer du poumon « lié à l’amiante » d’après le médecin généraliste qui la suivait.

« Lors de mes déplacements fréquents et multiquotidiens sur le site, j’ai été en contact avec l’amiante, car souvent le Tasster (compacteur de boue amiantée – NDLR) débordait et l’eau avec l’amiante se déversait sur la route et dans les égouts », écrivait-elle en 2018 dans un courrier à l’ assurance-maladie pour tenter d’obtenir une reconnaissance de son cancer en maladie professionnelle qu’elle n’a pas obtenue.

Plaques pleurales

Alain Troccaz était lui chef d’atelier à la Sacig, sous-traitant de Chloralp spécialisé dans la réparation des cathodes imprégnées d’amiante. Il souffre aujourd’hui de plaques pleurales, une maladie qui ne peut être causée que par l’exposition à l’amiante.

« La direction nous disait qu’il n’y avait pas de danger, que les cathodes qu’on démontait étaient propres parce qu’elles avaient été passées au Kärcher  », se souvient l’ancien salarié de la Sacig, qui souhaite également poursuivre son ex-employeur au pénal.

Absence d’explications

Sollicités, ni le parquet de Grenoble, ni le ministère de la Justice n’ont souhaité répondre à nos questions. Pas plus que Solvay, propriétaire de Rhodia, ou Vencorex, repreneur du site de fabrication de chlore de la plateforme chimique du Pont-de-Claix, au motif que leurs sociétés n’étaient pas directement en gestion au moment des faits.

Contacté par téléphone, l’ancien directeur technique Jean-Maurice Périneau a de son côté expliqué ne pas souhaiter s’exprimer tant que l’enquête n’était pas terminée. Ni l’ex-président de Chloralp Jean-François Guinet, ni l’ancien directeur général de la société Guy d’Espeuilles n’ont répondu à nos questions.

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