« Mais comment on va manger ? » Dans ces mots, il n’y a plus de colère mais une sidération. Comme s’ils réalisaient en le disant que, cette fois, l’heure est grave. Les habitants du township de Diepsloot, l’un des plus densément peuplés de Johannesburg, se demandent comment ils vont passer les trois semaines à venir. Et à cette question, personne n’a de réponse.
Au lendemain de l’annonce d’un confinement de la population sud-africaine pendant vingt et un jours afin de contenir l’épidémie de coronavirus, Diepsloot semble en état de choc. Nombreux étaient ceux qui n’avaient pas encore eu connaissance de cette interdiction de sortir à compter du jeudi 26 mars à minuit. La nouvelle ne semble pas encore avoir fait le tour du township et de ses quelque 200 000 habitants, très calme encore ce mardi matin. Comme si cette histoire était bien trop énorme pour être vraie.
Quand on explique la situation à Tumi, il peine d’ailleurs à y croire : « Vous croyez qu’ils vont vraiment faire ça ? On n’aura plus le droit de sortir ? » Tumi Mabunda, 26 ans, est sans abri. Il survit en jouant les rabatteurs pour les taxis collectifs, 2 rands par client (11 cts d’euros). Debout dans sa petite épicerie, John le regarde et lui propose de dormir là. Lui aussi a parlé dans un murmure. Et quand on leur explique que le président Cyril Ramaphosa a annoncé l’ouverture de foyers pour les sans-abri, Tumi répond que « si c’est vrai, c’est une bonne nouvelle, parce que la nourriture va être un problème ».
« Le corona, c’est pour les Blancs »
Un peu plus loin, Tumelo, qu’ici tout le monde surnomme « Disaster », en haillons, trimbale un grand sac rempli de bouteilles plastiques et une bassine. En chemin pour la recyclerie, il gagne sa vie au jour le jour en revendant des déchets. Pour son dîner, il ne lui reste qu’une miche de pain, et rien dans les poches pour en acheter une autre. « Ils veulent qu’on se mette à voler, c’est ça ? Parce que c’est ce qui va se passer. J’essaye de gagner ma vie honnêtement, d’être civilisé, mais s’ils m’enlèvent cette possibilité, je fais quoi ? »
Le gouvernement a bien annoncé des aides pour soutenir les travailleurs informels comme lui ; mais sans donner, pour l’instant, plus de détails. Comme le reste des habitants interrogés, Tumelo ne compte pas dessus : « Le problème, c’est que le président et tous les autres ne comprennent pas comment on vit. On vit en dessous du seuil de pauvreté, je ne peux pas me permettre de me reposer sur des promesses, je ne peux même pas attendre deux heures. Moi je vis là, maintenant, grâce à ces trucs dans mon sac. Et maintenant, il est 10 heures du matin et j’ai déjà faim. »
Les townships d’Afrique du Sud accepteront-ils un confinement économiquement intenable pour eux alors que beaucoup y doutent encore de la réalité du virus ? « Je suis un homme noir, votre corona, là, c’est pour les Blancs, les gens qui ont de l’argent et qui voyagent. Nous, on ne possède rien », expliquait ainsi Caleb, samedi 21 mars, à Diepsloot, avant d’enchaîner sur l’idée que la « maladie des voyageurs » pourrait bien avoir été créée de toutes pièces par l’OMS pour « en tirer profit ».
« Je crois que les gens commenceront à comprendre quand on aura des morts. Le confinement va avoir des effets dévastateurs, mais c’est une bonne décision, il s’agit de sauver des vies », estime Samson Masila, qui possède une petite entreprise de construction dans le township. L’annonce semble avoir déjà fait prendre conscience à certains de la vulnérabilité de Diepsloot face au Covid-19 : « Honnêtement, je mentirais si je disais que je ne suis pas inquiet. Si le virus arrive ici et qu’il est aussi dangereux qu’on le dit, c’est fini. Ce sera une catastrophe », souffle Tumelo, le collecteur de déchets.
Payée au pourboire
A l’autre bout de Johannesburg, deux jours plus tôt, la partie la plus touristique de Soweto donnait déjà à voir les conséquences économiques de la crise. Ici, les danseurs traditionnels ne dansent plus et les gilets jaunes qui monnaient quelques rands une place de parking n’ont plus guère de voitures à garer depuis que le gouvernement a fermé, le 18 mars, les frontières aux ressortissants des pays les plus touchés par l’épidémie. Même Vilakazi Street, la rue qui se vante d’avoir compté Nelson Mandela et Desmond Tutu parmi ses résidents, est désertée.
« De toute ma vie, c’est la première fois que je vois la rue aussi vide, ça veut bien dire que c’est sérieux, ce virus », témoignait dimanche Molefe Ditsego, guide touristique dans le township jusqu’à la semaine dernière. Comme lui, Veronika Seago est en passe de voir son activité s’arrêter. Serveuse, elle gagne à peine 1 600 rands (84 euros) par mois, en moyenne, en temps normal. Mais Veronika n’a pas de salaire fixe. Elle est payée au pourboire et empoche une petite commission sur le chiffre d’affaires du restaurant. Ce dimanche matin, au Nex Dor, nous sommes les seuls clients. « Ça a été comme ça toute la semaine. Si personne d’autre ne vient aujourd’hui, j’aurai gagné 10 rands (50 cts d’euros)… » Avant même l’annonce du confinement, elle n’était pas sûre de pouvoir payer son loyer.
A quelques centaines de mètres de Vilakazi, le camp de fortune de Nomzamo Park résume la difficulté de mettre en place un confinement dans les zones les plus précaires. Ici, 5 000 personnes entassées dans des cabanes de tôle se partagent 5 points d’eau. Mère de quatre enfants qu’elle élève seule, Cindy Sindisiwe est obligée de s’y rendre vingt fois par jour en temps normal, alors le confinement… Il en va de même pour la distanciation sociale : un doux rêve quand on a à peine la place de se croiser sans se toucher dans les ruelles boueuses et à l’intérieur des abris où l’on vit généralement à cinq ou six dans une dizaine de mètres carrés.
De retour à Diepsloot, Tumelo jette un œil peiné à son sac-poubelle. « Je n’ai que des bouteilles plastiques, en résumé, rien. » Il fait une pause. « Vingt et un jours, pour moi, c’est comme une année entière… Combien de temps vous pensez qu’on peut tenir sans manger ? » Pendant une seconde, on a cru qu’il s’agissait d’une question rhétorique qui n’appelait pas de réponse. Et puis le regard lourd, Tumelo a insisté : « Combien de temps vous pensez qu’on peut tenir sans manger ? »
Contribuer
Réutiliser ce contenu