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Credit : Rob Dobi

Au nom de l'extraterritorialité des lois américaines, les Etats-Unis disposent d'un arsenal redoutable, qui leur a permis d'infliger des amendes colossales à des dizaines d'entreprises. Credit : Rob Dobi

Rob Dobi

C'est une guerre qui se livre à bas bruit. Mais une guerre qui coûte cher, et fait de nombreuses victimes : sur le champ de bataille planétaire, la confrontation des intérêts commerciaux, stratégiques et financiers ne passe plus nécessairement par des OPA hostiles, des cyberattaques ou des manoeuvres plus classiques relevant de l'espionnage industriel. Depuis quelques années, c'est sur un autre terrain que les coups les plus douloureux sont portés, celui du droit. Au nom de l'extraterritorialité des lois américaines, les Etats-Unis disposent d'un arsenal redoutable, qui leur a permis d'infliger des amendes colossales à des dizaines d'entreprises. De préférence européennes ou asiatiques.

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Les 8,9 milliards de dollars réclamés il y a six ans à BNP Paribas, pour non-respect des embargos imposés par Washington à des pays comme Cuba, l'Iran ou le Soudan, sont restés dans toutes les mémoires. Mais pour le même motif, ou simplement pour des pratiques non conformes à la législation américaine, Deutsche Bank, Alstom, Siemens, HSBC, BAE Systems, Société générale, Total, ont eux aussi dû mettre la main au portefeuille. Sans exempter ces entreprises de leurs responsabilités, la question qui se pose face à de telles procédures en série, épargnant presque systématiquement les grands groupes américains, est celle de l'instrumentalisation des règles de droit à des fins diplomatiques et économiques.

Impérialisme juridique

Diplomatiques, parce que ces amendes et la pression exercée sur les industriels concernés ne leur laissent d'autre choix que de se plier aux injonctions de la politique étrangère américaine. L'exemple des sanctions imposées à Téhéran par Washington est, à cet égard, édifiant : sans que la France soit alignée sur la position américaine, et sans que leurs activités sur place aient le moindre lien avec les Etats-Unis, des groupes comme Total, PSA, Airbus ou Renault ont dû renoncer à leurs projets en Iran. Le risque était trop grand, pour eux, de se voir privés de financements en dollars, ou d'être tout simplement écartés du marché américain.

Les visées économiques de cet "impérialisme juridique" ne font pas non plus de doute. Lorsque le Department of Justice (DoJ) s'en prend à Alstom ou Technip juste avant qu'une entreprise américaine se propose de les racheter, qui peut vraiment croire à un hasard du calendrier ?

Des entreprises françaises particulièrement vulnérables

Dans ce combat sans merci, méthodique, les entreprises hexagonales apparaissent particulièrement vulnérables. En premier lieu parce que les autorités françaises ont longtemps semblé se désintéresser du sujet. Mais aussi en raison des lacunes du droit français, qui les privent des outils susceptibles de les défendre efficacement. Ce constat est désormais partagé au plus haut niveau de l'Etat. Reste à lui donner une traduction concrète. Suivant les recommandations du rapport rédigé il y a quelques mois par le député Raphaël Gauvain (LREM), le gouvernement devrait prochainement légiférer pour enrichir notre arsenal juridique. L'objectif : mieux protéger la confidentialité des avis juridiques, en créant notamment un statut d'avocat en entreprise.

Les leçons de l'amende infligée à Airbus

Cela suffira-t-il à contrecarrer les assauts de la machine de guerre américaine ? Evidemment non. Mais des mesures ciblées et des instruments juridiques mieux calibrés peuvent changer la donne, comme vient de le démontrer le cas Airbus. En matière de lutte anti-corruption, l'amende infligée au constructeur aéronautique européen préfigure sans doute la nouvelle normalité dans les dossiers de cette nature. Pour la première fois, un jugement coordonné entre trois autorités judiciaires (française, britannique et américaine) a débouché sur un accord transactionnel qui, vu de France, présente au moins trois mérites : il met un terme à la procédure, sans que l'entreprise soit fragilisée par un long procès ; il se traduit par une amende significative (3,6 milliards d'euros), mais moins salée que les 20 milliards un temps évoqués ; et de façon plus prosaïque, c'est à l'Etat français, et non au Trésor américain, que reviendra la plus grosse part du gâteau - un peu plus de 2 milliards. Cette petite révolution, on la doit aux dispositions de la loi Sapin 2, qui a doté la justice française d'outils comparables à ceux du DoJ et lui permet d'intervenir en même temps que lui, voire avant.

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Rien n'interdit d'imaginer une approche de ce type pour contrecarrer les autres instruments du protectionnisme judiciaire américain. Pour contourner les sanctions unilatérales, par exemple, ou pour éviter le siphonnage des données stockées dans les serveurs hyperpuissants des géants de la tech américaine. Mais rien n'est imaginable sans une action résolue et concertée au niveau européen, la seule échelle crédible. Lorsqu'elle croise le fer sur le terrain du droit de la concurrence, ou de la protection des données personnelles, l'Europe est désormais prise au sérieux par le camp américain. Tout l'enjeu, à l'avenir, sera de se faire respecter sur tout le front juridique. Il y a urgence, car en marge de cette bataille transatlantique, la Chine, l'Inde ou la Russie découvrent à leur tour les charmes de l'extraterritorialité. Entre leurs mains, cette arme sera dévastatrice.

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