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Champs et forêts sous l’œil spatial

L’observation par satellites de la végétation terrestre, cultivée et naturelle, produit un déluge de données. A Toulouse, un laboratoire le transforme en informations utiles.
par Sylvestre Huet
publié le 6 mars 2014 à 19h06

Visualiser la pulsation de l’Amazone, au fil des saisons sèches et humides. Cartographier le parcellaire agricole autour de Toulouse, et y suivre le stress hydrique des plantes. Mesurer la hauteur des arbres, partout sur la planète. Aider les Marocains à gérer l’eau trop rare autour de Marrakech. Ou les Indiens pour les eaux souterraines du plateau du Deccan, utilisées pour l’irrigation…

Ce début de liste éclectique montre l’ampleur et la diversité des recherches conduites au Cesbio (Centre d’études spatiales de la biosphère), niché dans un bâtiment discret, non loin de l’ombre tutélaire du centre toulousain du Cnes, l’agence spatiale française. Au cœur de son expertise, la végétation, naturelle et cultivée, et les relations qu’elle entretient avec le cycle de l’eau. Au centre de ses recherches, l’usage massif de l’information tombée du ciel, enregistrée par des satellites de tous poils : optiques (visible et infrarouge, les Spots et Pléiades français, Landsat de la Nasa, Formosat de Taïwan) ou radars qui percent les nuages et l’obscurité.

L'objet d'étude est parfois tout proche. Avec le «chantier sud-ouest», c'est un carré de campagne toulousaine, de 50 par 50 kilomètres, où l'irrigation du maïs allume les polémiques, attise les conflits entre usagers de l'eau. Sous la conduite d'Eric Ceschia (université Paul-Sabatier), le Cesbio alimente le débat avec des informations fiables. Cartographie des cultures, suivi des rendements et des besoins en eau, modélisation des liens entre agriculture et climat… Dans ce coin de campagne, plus de 400 parcelles de cultures sont suivies au sol par des instruments permettant de valider les observations satellitaires. Parmi les résultats, «nous avons pu montrer que si l'on veut limiter la contribution de l'agriculture au changement climatique, il faut éviter les sols nus entre chaque culture», explique Ceschia. Une conclusion liée à un phénomène invisible à l'œil, mais pas à un télescope spatial : la végétation réfléchit beaucoup mieux qu'un sol nu le rayonnement en proche infrarouge reçu du Soleil.

Pour le «chantier SudMed», explique Mehrez Zribi (CNRS), la motivation est forte : «Le sud de la Méditerranée voit ses besoins en eau exploser sous l'effet de la croissance démographique et du développement économique.» Une région où l'eau est rare et où les précipitations pourraient diminuer selon les prévisions des climatologues. Cartes des cultures, textures des sols (plus ou moins argileux), dévoilement des sites de pompage illégaux d'eaux souterraines : les scientifiques, parmi lesquels quatorze jeunes chercheurs en thèse marocains et tunisiens, produisent un savoir diversifié. Sera-t-il utilisé ? «Là, c'est la politique qui reprend ses droits», répondent les chercheurs. Agriculteurs ou services de la Commission européenne, les utilisateurs potentiels de ces connaissances doivent eux aussi apprendre à s'en servir.

Algorithmes et tuyauterie

Les observations des télescopes ne disent pas grand-chose à elles seules. Il faut les transformer en informations utiles pour la connaissance ou la décision. Ce processus suppose de faire sauter les cloisons entre disciplines et organismes. Le Cesbio mêle donc biologistes, physiciens, informaticiens et ingénieurs dans ses équipes. Une diversité favorisée par un autre mélange puisque les personnels du Cesbio, une grosse centaine, se répartissent entre CNRS, IRD (Institut de recherches pour le développement), Cnes et l’Université Paul-Sabatier. Son directeur, Yann Kerr, en profite pour jongler avec les contrats qui compensent le manque de crédits de base.

Tout d'abord, les données spatiales doivent être traitées. «Il faut corriger les effets de l'atmosphère, enlever les nuages et leurs ombres, vérifier la cohérence», explique l'informaticienne Mireille Huc. Ce qui suppose toute une tuyauterie : «Bases de données, logiciels de validation avec les cartes existantes, communication avec les serveurs des agences spatiales», précise son collègue Jérôme Cros. Universitaire, Sylvie Valero s'attaque aux algorithmes «capables de transformer les données brutes en cartes d'occupation des territoires, ce qui suppose d'interpréter les signaux reçus comme un maïs en herbe ou à maturité».

Le labo est une usine à produire des idées de missions spatiales. La plus belle en activité se nomme Smos, un satellite de l'Agence spatiale européenne (ESA) lancé en 2009. C'est Yann Kerr qui a proposé ce concept dès 1990. L'engin braque sur la Terre, depuis son orbite à 755 km passant par les pôles, un radar en forme de Y. L'écho de ses impulsions, dans la gamme des micro-ondes, révèle un secret précieux : «Le contenu en eau des sols sur les premiers centimètres, même sous un couvert forestier, avec une carte complète du globe tous les trois jours, et une résolution de 30 à 50 km», précise Kerr. Aujourd'hui, se réjouit-il, «des dizaines de laboratoires, dans le monde entier, utilisent ces observations, distribuées gratuitement par le réseau météorologique mondial».

La décision de financer Smos provient d'une autre de ses capacités : la mesure de la salinité de la surface des océans. Un paramètre lié à la circulation océanique mais aussi à la pluie. Océanographes et services météo sont donc les premiers clients de ce satellite dont les données sont insérées dans les supercalculateurs d'où sortent les prévisions météo. Outre l'étude du climat et du cycle de l'eau, il permet de lancer des alertes précoces à la sécheresse agricole ou au risque d'inondations, si un cyclone se dirige vers une région aux sols saturés d'eau. «Nous avons collaboré avec le service météo australien lors de passages de cyclones», raconte Kerr.

Les performances de ce satellite sont à l'image du tournant que prend l'observation spatiale de la Terre. Dans des domaines de plus en plus divers, le modèle de la météo se diffuse. Obtenir sur tout le globe, rapidement, avec une précision et une résolution croissantes, des informations traitées en continu pour les connaissances scientifiques ou des décisions de gestion agricoles, environnementales, économiques et de sécurité publique. Ainsi, l'ESA lancera en avril prochain Sentinel 1-A, qui fournira des images radar de 5 mètres de résolution de toutes les terres émergées, tous les dix jours. Ce tournant permis par la maturation des technologies lance un nouveau défi : l'analyse, le stockage et l'usage opérationnel de ce «déluge de données», souligne Kerr.

Microsatellite et fusée

Les idées du Cesbio sont aussi à l'origine du microsatellite VENμS (le mu grec signale ses capacités multispectrales), une coopération du Cnes avec Israël, qui sera lancé de Kourou par la fusée Vega, début 2016. Mission : «Démontrer que l'on peut suivre la croissance végétale tous les deux jours sur 50 sites représentatifs des différents écosystèmes, avec une résolution d'environ 5 mètres», explique Gérard Dedieu, ingénieur au Cnes. Si succès il y a, des systèmes opérationnels pour le suivi des cultures et des écosystèmes naturels suivront.

Thuy Le Toan (CNRS), une star mondiale de l'observation radar de la planète, a repoussé son départ à la retraite pour suivre son dernier bébé. Elle dirige l'équipe de Biomass, un gros satellite radar dont l'ESA vient de décider le tir pour 2020. Il sera le premier à utiliser une bande passante tout juste libérée par les militaires, ce qui a causé «quelques vives discussions avec le Pentagone», s'amuse Le Toan. Ses capacités? «Avec son radar, il pourra compter et mesurer la taille de tous les troncs de plus de 10 cm, donc 97% de la biomasse forestière, et en faire la carte mondiale, deux fois par an, avec une résolution de 50 m», répond la physicienne. L'enjeu : suivre les perturbations (coupes et destructions) de la forêt, suivre les zones humides et ainsi fournir «une estimation globale et précise de la biomasse et de sa variation, nécessaire pour quantifier le flux de carbone, toujours très incertain sous les tropiques, émis par la déforestation et stocké par la croissance végétale, afin de mieux prévoir l'évolution du climat».

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