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Les « gueules noires » venus du Maroc,
leurs luttes et leurs enfants

Peu après l'indépendance du Maroc en 1956 et pendant près de vingt ans, 80 000 Marocains ont été recrutés par Félix Mora, surnommé le "négrier des Houillères", pour le compte des Charbonnages de France, en étroite collaboration avec le pouvoir marocain. La sociologue Mariame Tighanimine, fille d’un de ces mineurs, et la journaliste Ariane Chemin, après un documentaire diffusé en 2021 sur Arte, publient chez Stock Notre histoire de France sur cet épisode de l'histoire de l'immigration ouvrière, cet « angle mort du récit national ». Celui-ci est aussi l'histoire des luttes de ces mineurs pour l'égalité des droits. Nous publions ci-dessous l'entretien réalisé par Mediapart avec les deux autrices, ainsi qu'un texte de 2009 du militant du GISTI et de l'ATMF Ali El Baz qui retrace le combat des mineurs marocains jusqu'aux années 2000.

Les gueules noires du Maroc, oubliées de l’histoire de France



Exrait de l’entretien publié par Mediapart, le 9 décembre 2022.
Pour le voir intégralement : Source


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Présentation de l’éditeur



« Félix Mora était comme un animal en chasse. Il parlait avec ses yeux et ne faisait qu’observer. Tout y passait : leurs dents, leurs yeux, leurs muscles… Les candidats étaient tous torse nu. Quand il est arrivé au niveau de mon père, Mora n’a rien dit. Il l’a regardé et il l’a tamponné. »

C’est une histoire française, une histoire d’immigration aussi.

Comme des dizaines de milliers de Marocains, en 1963 le père de Mariame Tighanimine a été débauché par un agent recruteur, Félix Mora, au service des houillères du Nord et du Pas de Calais. Il fallait remplir les mines de France. Lahcen Tighanimine est alors envoyé à la mine à Lens. Avec une paie de 250 francs reçue tous les quinze jours en liquide, avec un logement et le charbon gratuit, le quotidien, loin de sa famille et de son pays, est loin d’être facile. Aucune de ces gueules noires, à qui on avait apposé un tampon vert pour rentrer en France comme du bétail, n’imagine rester. Une génération plus tard, dans l’hexagone, leurs descendants sont des centaines de milliers.
Avec force et passion Mariame Tighanimine retrace ce pan de l’histoire encore méconnu ; cet « angle mort du récit national », comme l’a écrit la journaliste Ariane Chemin. Elle raconte aussi la venue de sa mère, par le regroupement familial, le travail à l’usine, à Flins, chez Renault, après la fermeture des mines de charbon, l’installation de la famille à Mantes la jolie… Un destin arrimé à la France, où l’autrice, son frère et ses quatre soeurs sont nés.

Notre histoire de France est un récit intime, un portrait familial émouvant, qui, au fil des pages, se transforme en un antidote puissant contre les poisons identitaires de notre époque.


Le combat sans fin des mineurs marocains,
par Ali El Baz

Publié dans la revue Plein droit 2009/2 (n° 81). Source

« J’ai regardé dans le blanc des yeux au moins un million de candidats marocains… J’ai embauché les pères et après les fils 1». Félix Mora, responsable du recrutement des Charbonnages, revendique, à lui seul, l’embauche de 66 000 Marocains affectés aux Charbonnages de France dans les bassins houillers du Nord-Pas-de-Calais et de Lorraine.

Mora « le négrier », comme le nommait la chanson populaire berbère, était aussi connu que le roi Hassan II, dans les régions du sud du Maroc. Il recrutait à l’arrière-ban des villes cartes postales, à Ouarzazate, Marrakech, Agadir, dans les régions pauvres, ou dites « inutiles » par le colon. Dans cette sélection pour une immigration choisie, « le but recherché c’est du muscle », disait Mora. Les Berbères du sud ou Chleuhs avaient une tradition de migration, encouragée par le colonisateur. Ils ont formé le plus gros des troupes des travailleurs coloniaux et des tirailleurs marocains. On estime leur nombre entre 350 000 et 400 000, pendant la période du Protectorat, de 1912 à 1956.

En 1963, juste après l’indépendance, le Maroc signait avec la France une convention bilatérale sur la main-d’œuvre. Les Charbonnages de France obtinrent ainsi un permis de recruter à grande échelle. Après une multitude de sélections opérées par Félix Mora dans les villages et les souks, les visites médicales successives à Marrakech et à Casablanca, l’Oni (Office national de l’immigration) était la dernière étape pour signer le contrat. Les premiers travailleurs choisis rejoignaient Marseille en bateau, les derniers recrutés en caravelle ! À leur arrivée, ils repassaient de nouvelles visites médicales avant d’entamer un stage de quinze jours puis descendre dans les trous pour l’abattage. Embauchés avec des contrats de dix-huit mois, rares étaient les mineurs marocains recrutés directement en France. Ils résidaient dans des baraquements, isolés des autres mineurs pour ne pas être « contaminés » par des idées étrangères, et étaient encadrés par les « amicales marocaines » qui étaient à la fois les yeux du pouvoir marocain et de la direction des Charbonnages.

Les mineurs marocains avaient tout intérêt à obéir aux diverses injonctions à « travailler plus pour gagner plus » à la tâche, au rendement, à ne pas tomber malade ni se blesser au risque de voir leur contrat non renouvelé. Cette main-d’œuvre docile et précarisée était un élément de gestion de la production du charbon, dans la perspective de la fermeture des puits quelques années plus tard.

En 1980, des mineurs marocains de Lorraine ratent leur avion de retour. Ils demandent le remboursement des billets, les Charbonnages refusent. Cet événement apparemment anodin s’accompagne du licenciement de plusieurs d’entre eux. À la suite d’une réunion dans un foyer, les mineurs marocains décèlent la cause de leur humiliation, qui n’est autre que leur statut précaire. La seule arme dont ils disposent étant la grève, celle-ci fait tache d’huile, de gré ou de force. Les 1 200 mineurs affectés au fond refusent de descendre, occupent la mine et réclament le statut du mineur soit, à la place de leurs contrats de dix-huit mois renouvelables, un CDI et l’égalité des droits avec les mineurs français. Ils résistent aux offensives patronales, aux diktats et au mépris des autorités marocaines. « Vous êtes dans la même situation que les femmes marocaines, si vous n’acceptez pas les contrats, les mines françaises vous répudient 2», disait le consul marocain de Strasbourg à une délégation de mineurs. Quant au secrétaire d’État à l’immigration, Lionel Stoleru, il répétait : « Le statut, hors de question, ou vous rentrez chez vous. » Durant trois semaines, les mineurs marocains de Lorraine font grève, multiplient les manifestations, les délégations. Puis ce sont ceux du Nord-Pas-de-Calais qui se solidarisent avec les grévistes. Quatre jours plus tard, c’est la victoire : le statut est obtenu. Le ministre du travail marocain fait le déplacement, à contrecœur, pour signer l’avenant à leurs contrats.

Deux mois de grève

En 1985, l’idée de la fermeture des Charbonnages se concrétise par la signature, entre l’ambassade du Maroc et les Houillères, d’un protocole d’accord, portant principalement sur l’aide au retour. En septembre 1987, les premières lettres annonçant la fermeture des mines en fin d’année tombent. Les mineurs bloquent les puits et entament une grève qui durera deux mois, d’octobre à novembre. Manifestations, occupations, meetings : deux mois de grève sans l’appui de leurs collègues français et avec le seul soutien de l’appareil syndical de la CGT. Dans cette lutte, il y avait la partie visible de l’iceberg, un syndicat, la CGT, qui faisait face aux Charbonnages de France, et une autre, invisible mais de taille, qui opposait d’une part, les autorités marocaines par le biais du consulat du Maroc à Lille et l’ambassade, relayés par les « amicales », et d’autre part, les mineurs marocains soutenus par l’ATMF, l’Association des travailleurs marocains de France. L’enjeu de cette lutte souterraine était la remise en cause du protocole d’accord signé par les autorités marocaines. Ces dernières n’avaient pas l’habitude de voir les « sujets marocains » contester leurs décisions et se comporter en citoyens connaissant leurs droits.

Une fois de plus, les mineurs résistent malgré les menaces et les convocations au consulat. Les Charbonnages sont contraints de renégocier. Un protocole d’accord est signé, le 1er décembre 1987, entre les Houillères du bassin du Nord et du Pas-de-Calais (HBNPC) et le syndicat des mineurs CGT. Les salariés gagnent le droit de choisir librement entre le retour au pays ou la réinsertion en France. Ils négocient aussi :

– le bénéfice du congé charbonnier de fin de carrière attribué à condition d’avoir passé vingt-cinq ans au fond et d’être âgé de quarante-cinq ans,
– la retraite anticipée à partir de dix ans d’ancienneté au lieu de quinze ans par le jeu des mutation,
– la prime de conversion et le rachat des avantages en nature,
– une prime de 30 000 F et la promesse d’une extension de la couverture sociale au Maroc pour les personnes optant pour le retour.

Mais les mineurs marocains n’ont pas obtenu les avantages attachés au statut de mineur, qui prévoit certaines compensations en fonction de la pénibilité et des risques du métier. La plupart n’ont pas eu droit au congé charbonnier de fin de carrière. Entre 1982 et 1992, seuls 464 d’entre eux en ont bénéficié. Les autres, soit la grande majorité, n’avaient pas l’ancienneté suffisante et n’avaient pas fini leur carrière dans les mines. Ils touchent aujourd’hui des sommes inférieures au RMI.

Quant à la reconversion, les mineurs marocains, majoritairement analphabètes, n’avaient pas bénéficié des formations prodiguées par les Houillères. Leur reconversion dans certains chantiers a pris fin avant les deux années convenues, alors que 3 000 mineurs français ont bénéficié d’un recrutement chez EDF.

Pressions et menaces

Durant ces années de lutte et d’apprentissage de la citoyenneté par l’auto-organisation, l’ATMF a aidé à la constitution de deux associations membres : l’ATMF-BHL dans le bassin houiller lorrain, et l’Association des mineurs marocains du Nord (AMMN). Ces deux associations ont géré la période d’après-conflit et le suivi des dossiers hors de la mine. L’ATMF-BHL a ainsi combattu, en 1991, une discrimination flagrante : l’interdiction, pour les mineurs marocains, d’accéder à un logement indépendant. Seul leur était autorisé le logement en foyer. Un lutte s’est alors engagée impliquant 200 familles soutenues par l’association. Élus et syndicats ont été sollicités et, le 23 septembre 1991, la direction des Houillères a fini par accepter la suppression du terme « non attestataire » pour les mineurs marocains, leur reconnaissant ainsi le droit de prétendre à un des 21 000 logements de Lorraine ou des 68 000 du Nord-Pas-de-Calais que possédaient les Charbonnages !

Deux ans plus tard, l’ATMF-BHL est saisie par des mineurs d’un problème de discrimination portant sur le rachat des avantages en nature, logement et chauffage. Les Charbonnages logeaient gratuitement les mineurs dans les logements appartenant aux Houillères, et offraient une indemnité de logement à ceux qui habitaient indépendamment. Une prime de chauffage (charbon) était également allouée. Le rachat consiste dans la possibilité offerte par les Charbonnages de racheter leurs avantages en nature, sous forme de versement d’un capital, en tenant compte de l’ancienneté et de l’âge des intéressés. Le droit aux avantages en nature repose essentiellement sur les textes définissant le statut des mineurs, soit les articles 22 et 23 du décret du 14 juin 1946. À ce titre, les salariés ressortissants des États tiers devaient disposer de ces droits sans discrimination de nationalité.

Mais, le 22 janvier 1957, un protocole introduit une clause de territorialité et impose que la prestation ne soit servie qu’aux seuls agents ayant leur foyer sur le territoire métropolitain. Le 2 février 1988, une circulaire des Charbonnages de France relative aux avantages en nature précise cette clause discriminatoire. Désormais, il faut « avoir acquis ses droits à titre définitif au moment du départ à la retraite ». Les Houillères se fondent sur cet article pour refuser le rachat des avantages en nature, considérant que les mineurs marocains n’auraient pas acquis ce droit à titre définitif du fait qu’ils peuvent quitter la France après leur retraite !

Interpellée par l’ATMF du bassin houiller lorrain, l’Association nationale de gestion des retraites (ANGR) répondait le 8 juin 1993 : « En effet, le rachat de l’indemnité de chauffage et de logement n’est autorisé qu’aux agents ressortissants d’un État membre de la Communauté européenne ou d’un pays ayant conclu un accord de réciprocité avec la France. » Le 25 octobre 1996, Franck Borotra, ministre de l’industrie, confirme ce refus : « Il s’agit d’un dispositif conventionnel de l’entreprise. Charbonnages de France ne peut donc être en mesure de modifier les conditions d’attribution ».

Saisie par l’AMMN et l’ATMF, Marie-Christine Blandin, présidente du conseil régional du Nord-Pas-de-Calais, déclarait dans un courrier daté du 7 juillet 1995 : « J’ai bien saisi le caractère discriminatoire de la situation que vous vous efforcez de dénoncer, . Je réitère par la présente ma détermination à intervenir après des autorités compétentes. » Ses interventions sont restées vaines.

Avec l’arrivée de la gauche aux affaires et les annonces de Martine Aubry, en 1998, sur la volonté politique de combattre les discriminations, nous avons naïvement cru trouver une oreille attentive. Le 17 février 1999, les représentants de l’ATMF et de l’AMMN sont reçus par un conseiller de la ministre de l’emploi et de la solidarité qui s’engage à faire le nécessaire auprès des Charbonnages. Cet engagement est resté sans suite. Le 14 janvier 2000, l’ATMF-BHL, l’union régionale des mineurs CFDT et le syndicat CGT de la mine interpellent Martine Aubry, lui rappelant ses discours sur les discriminations et sollicitant son intervention auprès des Charbonnages. Le directeur de la direction de la population et des migrations de l’époque, qui les reçoit, prendra les mêmes engagements. Ils resteront lettre morte. L’union régionale du bassin lorrain CFDT avait de son côté entamé, en 1997, une procédure judiciaire contre les Charbonnages, qui n’a pas débouché.

Le 3 février 2004, l’agence nationale pour la garantie des droits des mineurs (ANGDM) est créée. Chargée de garantir les droits sociaux des anciens mineurs, elle reprend également les obligations des exploitants, en l’occurrence les Charbonnages de France. Le président de cette structure n’est autre que Jean-Marie Spaeth, ancien mineur et ancien secrétaire général des mines CFDT. Pourtant, dès qu’il est question du rachat des avantages en nature par les anciens mineurs marocains, il s’empresse de se référer au « droit coutumier des mineurs » et de déclarer, en février 2007, que « seuls les ressortissants de la Communauté européenne pouvaient en bénéficier ». Amnésie ? Discrimination ? M. Spaeth s’est coulé dans le discours de tous les autres intervenants, en dépit de son passé de mineur syndiqué. Amer, M. Samat, président de l’AMMN, constatait : « Les médecins, les dactylos, les administratifs, ils n’ont jamais vu une galette de charbon, mais eux, ils peuvent bénéficier du rachat des avantages en nature. Les mineurs du fond, non 3

Décidée à aller jusqu’au bout de sa lutte pour les droits des anciens mineurs marocains, l’Association des mineurs marocains du Nord saisit alors la Halde, le 11 janvier 2007. Celle-ci désavoue l’ANGDM en rendant, le 3 mars 2008, une délibération 4favorable à l’AMMN et dans laquelle elle somme l’ANGDM de « prendre un certain nombre de mesures pour faire cesser ces pratiques discriminatoires », notamment :

– de procéder dans un délai de deux mois à compter de la notification de la délibération, au réexamen de la demande de rachat des indemnités de logement et de chauffage ;
– d’indemniser les préjudices résultant de la décision refusant le rachat de l’indemnité de logement pour des motifs discriminatoires.

L’ANGDM ne s’est pas exécutée dans les délais et l’AMMN a engagé une procédure aux prud’hommes qui n’a pas encore statué. Le combat se poursuit…

En 1987, 1 081 mineurs marocains ont pu bénéficier du rachat des avantages en nature, à titre dérogatoire, dans le cadre de l’aide au retour après la fermeture des mines. La preuve qu’une dérogation exceptionnelle est toujours possible. Mais il est vrai que, dans ce cas, il s’agissait d’immigration jetable !

  1. Paroles de Félix Mora, dans un documentaire daté du 29 juillet 1999 diffusé par France 2.
  2. « Ils ont écrit… Dignité », publication ATMF, 1984. À consulter au siège de l’association des travailleurs maghrébins de France (ATMF), 10 rue Affre, 75018 Paris.
  3. Du Bled aux corons, un rêve trahi, publication AMMN 2008. À consulter ou acheter à l’Association de mineurs marocains du Nord (AMMN), 33, rue Casimir-Beugnet, 59187 Dechy.
  4. Délibération de la Halde n° 2008-38 du 3 mars 2008.
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