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Turquie : le pouvoir Erdogan aux abois avant un scrutin décisif

Une affiche géante du premier ministre Recep Tayyip Erdoga dans le centre-ville d'Istanbul. Emrah Gurel/AP

Alors que le premier ministre turc a fait des élections municipales de dimanche un référendum personnel, de nouvelles révélations tonitruantes sur la crise avec la Syrie l'ont conduit à interdire l'accès à YouTube.

De notre envoyée spéciale à Istanbul,

Cela faisait plusieurs jours déjà que journalistes, experts et utilisateurs têtus des réseaux sociaux guettaient l'arrivée d'une «bombe» médiatique, avant la tenue des élections municipales de dimanche en Turquie. Un scrutin que le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, déjà empêtré dans une série de scandales, a tourné en référendum sur sa propre personne. Sextape embarrassante, révélations sur les négociations avec les Kurdes… toutes les hypothèses alimentaient les conversations pré-électorales. Il faut dire que depuis le scandale du 17 décembre, comme on surnomme le jour où une enquête pour corruption a été ouverte inopinément contre des ministres du cabinet d'Erdogan et leurs fils, le robinet à révélations coule quotidiennement, et donne lieu à un mauvais soap opera politique: un jour, Bilal, le fils Erdogan, menace de tuer sa maîtresse au téléphone ; l'autre, le premier ministre lui-même réprimande l'ex-patron du quotidien Milliyet jusqu'à le faire pleurer. Ou encore récemment, un enregistrement accuse la compagnie nationale Turkish Airlines (THY) d'avoir livré des armes à des groupes inconnus au Nigeria. Autant de révélations gênantes pour un pouvoir aux abois, qui a fini par interdire le 20 mars, par un prétexte détourné, l'accès à Twitter, aussitôt contourné.

Jeudi, la bombe qui a frappé le pouvoir islamo-conservateur était finalement d'un tout autre ordre, et surtout à double détente. Dans un enregistrement diffusé sur Internet, quatre hauts responsables turcs, dont le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoglu, et le chef des services de renseignement (MIT), Hakan Fidan, évoquent le scénario d'une intervention armée secrète susceptible de justifier par la suite une riposte militaire turque en Syrie. Ou plus précisément d'envoyer «quatre hommes (en Syrie) pour lancer huit missiles dans un terrain vague». «Si nécessaire, nous pouvons lancer une attaque», poursuit le patron du MIT, «ce n'est pas un problème, une justification peut être fabriquée». «Entre vous et moi, intervient un homme présenté comme Ahmet Davoglu, le premier ministre a dit au téléphone que ça (cette attaque) pourrait aussi être utilisé si nécessaire dans cette atmosphère». D'après plusieurs médias turcs, la réunion en question aurait pris place le 13 mars dans le bureau personnel du chef de la diplomatie turque.

« On est dans une telle absurdité que probablement sa prochaine mesure sera de couper l'électricité ! »

Un expert

Le temps médiatique étant parfois facétieux, ces révélations n'ont réellement émergé que quelques minutes après l'annonce de l'interdiction de YouTube, décidée pour contrer cette «menace de premier ordre à la sécurité nationale». Victime d'une extinction de voix, le premier ministre a aussitôt dénoncé depuis Diyarbakir où il était en meeting, un «acte ignoble, lâche, immoral» et promis, sur un ton poutinien, de poursuivre ses auteurs «jusque dans leurs caves».

Le plus surprenant dans cette affaire, c'est que personne n'est… surpris. Ni dans les cafés Internet d'Istanbul, où la nouvelle de la censure de YouTube et du contenu de l'enregistrement a été accueillie par un haussement d'épaules, et par trois clics pour contourner la nouvelle interdiction. Ni même chez les spécialistes. «Cette annonce n'est pas étonnante puisqu'Erdogan avait brandi la menace depuis plusieurs jours. Mais elle est choquante: le pays n'a jamais atteint de tels niveaux de censure», déplore Yaman Akdeniz, juriste, professeur de droit de l'Internet à l'université Bilgi d'Istanbul. Un autre expert, qui souhaite ne plus être cité de peur des représailles, préfère en rire, jaune. «On est dans une telle absurdité que probablement sa prochaine mesure sera de couper l'électricité!»

À trois jours d'un scrutin décisif pour l'homme fort de l'AKP, difficile de prédire l'impact de la «bombe». «J'espère que la majorité de l'électorat turc va comprendre ce qui se passe. Il faut aussi que cela choque au niveau international et notamment l'Union européenne, appelle de ses vœux Süheyl Batum, député du CHP (opposition). C'est inadmissible pour un État soi-disant démocratique et soi-disant de droit. Mais c'est malheureusement ce qui se passe en Turquie, à cause d'un gouvernement dictatorial qui fait tout pour ne pas perdre la face», ajoute ce juriste de profession.

La cascade de révélations, la mainmise croissante sur la justice et les médias, ainsi que la répression sur Internet semblent avoir plongé la Turquie dans un état qui oscille, selon les affinités politiques, entre déni et sidération. Mais malgré la colère croissante, une forme de responsabilité a prévalu et prévenu toute manifestation risquant de dégénérer, avant le scrutin de dimanche. Reste à savoir combien de temps ce «moment de suspension» pourra tenir après le test électoral.

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