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« L’Art de la joie » : Goliarda Sapienza, princesse hérétique

En 1998, paraissait en Italie un long roman posthume, rédigé par une comédienne qui avait publié quelques récits autobiographiques. La traduction française de cet objet non identifié révèle une œuvre exceptionnelle.

Par René de Ceccatty

Publié le 15 septembre 2005 à 15h28, modifié le 25 octobre 2023 à 14h01

Temps de Lecture 4 min.

« L’Art de la joie » (L’Arte della gioia) de Goliarda Sapienza. Traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éd. Viviane Hamy, 640 p., 24 €.

Si la Sicile nous a habitués aux cas littéraires, on peut s’étonner tout de même de l’apparition inattendue de ce vaste roman, surgi de nulle part, et qui, après avoir été refusé par les grands éditeurs italiens, s’est imposé à titre posthume, par un bouche à oreille lent, mais sûr. Est-ce un nouveau Guépard, autre chef-d’œuvre qui ne fut lu qu’après la mort de son auteur ? Est-ce un nouveau Horcynus Orca, fameux monstre littéraire de Stefano D’Arrigo (encore inédit en français) ? C’est une incontestable découverte, un survol phénoménal de l’histoire politique, morale et sociale de l’Italie, sous le regard d’une narratrice sicilienne merveilleuse dans ses élans parfois rationnels, parfois passionnels, et c’est la révélation d’un tempérament d’écrivain hors pair.

Goliarda Sapienza, née en 1924 à Catane, en Sicile, et morte en 1996, laissait donc ce manuscrit dont les directeurs littéraires s’étaient désintéressés pendant vingt ans et que son dernier compagnon, Angelo Maria Pellegrino, publia intégralement chez un petit éditeur (Stampa Alternativa) qui, du vivant de l’auteur, n’en avait proposé que le début (en 1994). Elle n’était pourtant pas inconnue. Comédienne cantonnée dans de petits rôles au cinéma ­ - elle apparaît dans Senso de Visconti et, ce qui n’est pas sans intérêt, on lui fait jouer souvent des révolutionnaires et des religieuses… ­-, mais plus reconnue au théâtre, elle avait épousé le cinéaste Francesco Maselli et donnait, à Rome, des cours d’art dramatique qui ont marqué ses élèves. Elle avait produit un scandale éphémère avec deux livres, l’un consacré à ses séjours dans un hôpital psychiatrique, l’autre à son incarcération pour un vol de bijoux. Ce deuxième récit, L’Università di Rebibbia (une prison près de Rome), lui valut une estime et une notoriété passagères.

Les dimensions de L’Art de la joie et son ambition ne sont peut-être pas les seules causes de la défiance éditoriale. La personnalité écrasante de l’auteur et la psychologie de sa protagoniste, Modesta, sont faites pour déranger. Trop d’exaltation et de crudité dans les scènes sexuelles, trop d’intelligence et de liberté. Oui, il y a de très longs dialogues, oui, des scènes oniriques où l’on quitte terre, oui, des tabous sexuels et familiaux transgressés, l’amour conçu comme un absolu charnel, la vie confrontée des petites gens et des aristocrates, des militants socialistes et des premières féministes, il y a un viol, des amours entre femmes, des tentatives de suicide, oui, il y a Stendhal et Kerouac, la littérature russe et Edgar Allan Poe. Et cela n’a pas plu ?

Qu’était l’Italie littéraire en 1976, quand Goliarda Sapienza terminait ce livre stupéfiant ? Un pays qui avait du mal à se regarder lui-même et à choisir une langue romanesque. La néo-avant-garde avait essayé, en vain, de faire table rase du réalisme. Pasolini avait réinventé le roman social, mais sa personnalité ne pouvait être imitée. Anna Maria Ortese avait elle-même écrit un livre énorme et inclassable, sur Naples, Le Port de Tolède. Elsa Morante, surtout, avait publié la Storia, dont l’héroïne Ida, quoique plus démunie intellectuellement, avait quelques traits communs avec la Modesta de cet Art de la joie. Mais peut-être ne voulait-on pas prendre au sérieux une comédienne qui écrivait ?

Et pourtant, Modesta, sa protagoniste, a une façon unique de décrire le monde et ses pulsions. Née en 1900 (un quart de siècle avant l’auteur), elle arrive dans un univers que la pauvreté, la maladie (elle a une sœur handicapée), la tragédie (un viol) pourraient rendre étriqué, parce que paradoxalement dominé par un excès de sentiments et d’événements. Il n’en est rien, grâce à sa sensibilité, à sa volonté et à une énergie vitale qui parcourt tout le livre. Grâce surtout à des rencontres, dans le couvent où on la place d’office, puis dans la famille princière Brandiforti dont elle va devenir le pivot. Séduisant plusieurs membres de cette famille, elle va épouser le prince, débile mental, mais vivre l’amour avec d’autres, hommes et femmes. De ces personnages qui l’entourent se détachent plusieurs figures : avant tout Beatrice, sa complice passionnée qu’elle arrache à une sorte de fatalité, et Carmine, l’homme humble avec lequel elle découvre et redécouvre la plénitude sexuelle.

On se doute que Goliarda Sapienza a lu D. H. Lawrence, avec qui elle partage un idéalisme social et amoureux, une utopie panthéiste et sensuelle, un esprit inéluctablement hérétique. Mais dans sa narration très libre, où alternent les descriptions poétiques et érotiques, les analyses psychologiques d’une rare profondeur et les dialogues aux digressions irréalistes, dans son acuité politique (les parents de l’auteur étaient des militants socialistes ayant activement combattu le fascisme), se dessine un projet à la fois historique et littéraire qui n’appartient qu’à elle et dont peut-être on ne saurait imaginer la conception ailleurs qu’en Sicile.

Historique, parce que Goliarda Sapienza veut, explicitement, décrire et comprendre des mouvements sociaux, à travers la libre circulation de son personnage, entraîné par sa sincérité et son courage, dans plusieurs milieux de Catane. Modesta converse, avec la même aisance, avec des religieuses illuminées ou perverses, avec une aristocrate déchue, avec un jardinier sensuel et respectueux jusque dans le désir, avec un intellectuel (le médecin Carlo, autre figure frappante du roman), avec Beatrice, celle à laquelle la liera un amour indéfectible, et avec tous les représentants des générations suivantes qui renouvelleront l’histoire de la Sicile et ressusciteront Modesta dans sa vieillesse, en appliquant ses leçons d’indépendance.

Littéraire, parce que le rythme de narration est commandé par le style, animé de l’intérieur. Roman subjectif, L’Art de la joie n’obéit pas aux lois du naturalisme. Trop de "monstres", comme elle le dit elle-même, et d’attention portée à la folie ? Mais où est la folie ? "Je commençais maintenant à connaître l’animal-homme et je savais que nous apparaît comme folie toute volonté contraire à nous, existant chez les autres, et comme raison ce qui nous est favorable et nous laisse à l’aide dans notre façon de penser." Une trop insistante présence de la mort, surnommée la Certa (la Certaine) ? On est en Sicile. Mais qu’on ne s’attende pas à des stéréotypes sur ce sujet. La mort, comme l’amour, recèle autre chose que ce que les mots désignent d’ordinaire : "Le mal réside dans les mots que la tradition a voulus absolus, dans les significations dénaturées que les mots continuent à revêtir. Le mot amour mentait, exactement comme le mot mort. Beaucoup de mots mentaient, ils mentaient presque tous. Voilà ce que je devais faire : étudier les mots exactement comme on étudie les plantes, les animaux…" C’est ce travail sur le langage qui a permis une telle liberté de pensée et de style. Un style généreux, si l’adjectif ne paraît pas désormais galvaudé. Et qui nous arrive en français dans une traduction précise, fluide et lyrique.

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