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Animaux dans les labos : deux salariées dénoncent la banalisation de la souffrance

A l’approche de la journée mondiale des animaux dans les laboratoires, le 24 avril, l’association Animal Testing diffuse les témoignages accablants de deux lanceuses d’alerte, avec lesquelles «Libération» a pu s’entretenir en exclusivité.
par Sarah Finger, correspondante à Montpellier
publié le 20 avril 2021 à 6h00

«Dans le milieu très fermé de l’expérimentation animale, l’omerta est la règle. Les témoignages que nous diffusons aujourd’hui sont donc précieux», souligne Audrey Jougla, présidente de l’association Animal Testing, spécialisée dans les enquêtes sur les animaux de laboratoire. «Tout dans ces récits est révoltant : la souffrance animale, celle des employés, les expériences inutiles, les pratiques illégales…»

Le premier témoignage est celui d’Adèle (1), 35 ans. En 2017, elle répond à une petite annonce de Pôle Emploi : le poste évoque des «soins aux animaux». Elle est embauchée dans la foulée et apprend qu’elle devra faire des prélèvements sanguins à des lapins. Adèle n’a aucune formation vétérinaire. Pas particulièrement sensible, elle acquiesce.

Filiale d’un groupe international, la société qui l’a embauchée est située dans l’ouest de la France et spécialisée dans la génétique du lapin de chair, autrement dit la sélection des lapins les plus rentables pour les éleveurs. Mais le vaste site abrite aussi un service dédié à la production de sérum destiné à l’industrie pharmaceutique. C’est là qu’atterrit Adèle. Très vite, elle doit se «faire la main» : «On nous a appris à piquer dans les oreilles de lapins qui devaient être euthanasiés et qui étaient déjà dans un sale état. Ils souffraient parce qu’on ne savait pas faire, on se loupait. Il fallait piquer, piquer encore parce que la veine avait pété, repiquer ailleurs, le sang giclait…»

Méthode de mise à mort illégale

Les injections à la chaîne vont devenir son quotidien : des séries de 80 lapins défilent entre ses mains. «Des cellules souches sont injectées à ces lapins pour qu’ils développent des anticorps. Quelques jours plus tard, on prélève leur sang dans chaque oreille, puis dans le cœur, ce qui entraîne leur mort. Cette saignée intracardiaque, c’est le pire : même anesthésiés, quand on enfonce l’aiguille dans le cœur, certains se réveillent et se mettent à hurler. C’est horrible.»

Envoyée par son employeur quelques jours en formation dans l’école vétérinaire de Nantes, Adèle apprend que les doses de sang et la fréquence des prélèvements qu’elle réalise dans son entreprise outrepassent largement les préconisations. «On prélevait trop et trop souvent. Ça les épuisait. Je me souviens d’un lapin en train de mourir, avec les yeux révulsés et qui crachait du sang, sur lequel le prélèvement a quand même été effectué.» Elle va aussi découvrir une méthode de mise à mort illégale en vigueur dans son entreprise : «Chaque semaine, des dizaines de lapereaux en surplus étaient tués à la naissance. On les tapait un par un contre une tôle en fer. Des lapins blessés subissaient le même sort. Au début ma cheffe le faisait à ma place puis elle m’a dit : “Tu te débrouilles.” D’autres disaient : “t’inquiète, c’est un coup à prendre” ou “si t’es pas là pour le faire, d’autres le feront à ta place”.»

Dans cette société, qui met en avant sur son site internet la «passion du travail bien fait», la «bientraitance des animaux», et dit «prendre soin de la vie», Adèle voit chaque jour des lapins qui se coincent et se cassent les pattes dans leur cage, d’autres «tellement stressés qu’ils se rongent les pattes jusqu’à l’os ou se mangent les poils et se font des plaies énormes». Elle se souvient de la machine à tatouer qui trouait avec des pointes les oreilles de lapins «qui hurlaient à la mort». «Après quelques semaines, raconte-t-elle, ce n’étaient plus pour nous des animaux mais des choses qu’on prend, qu’on tue, qu’on ramasse, qu’on jette. Quand on est là-dedans, on devient conditionné.» Contactée par Libération, cette entreprise n’a pas répondu à nos sollicitations. Adèle y passera plus de deux ans. Traumatisée, dit-elle, par cet éprouvant travail à la chaîne, elle sera licenciée pour inaptitude.

«Certains ont perdu toute empathie et toute sensibilité»

Jeanne (1), la seconde lanceuse d’alerte dont le témoignage est diffusé par Animal Testing, est quant à elle toujours en poste dans un autre laboratoire. Cette scientifique, investie depuis des décennies dans des recherches impliquant des expérimentations animales, est membre du comité d’éthique de son entreprise. «Ces comités, obligatoires, sont chargés d’évaluer l’éthique des projets de recherche, explique-t-elle. Mais ils sont juge et partie, car leurs membres font eux-mêmes de l’expérimentation animale. Il y a un conflit d’intérêts évident. Nous sommes huit dans notre comité, et deux seulement à prendre en compte la souffrance animale dans les projets.»

De plus, selon Jeanne, cette souffrance n’est pas toujours utile : «Certaines études ne valent rien, on sait qu’elles n’aboutiront pas au développement d’un produit. On les lance pour prouver qu’une idée n’est pas bonne… ou même, comme je l’ai entendu dire, pour “occuper les équipes”.» Il n’y a pas, dit-elle, de contrôles lorsque l’animal subit l’expérimentation. Pourtant, selon les chiffres du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, plus de 1,8 million d’animaux ont été utilisés par les laboratoires en 2019. Quant aux conditions de vie de ces animaux, elles sont parfois déplorables : «J’ai vu des chiens qui vivaient toute leur vie sur du béton, sans même une couverture. Et parmi les animaliers, certains ont perdu toute empathie et toute sensibilité.»

Pourquoi prend-elle la parole aujourd’hui ? Jeanne en est convaincue : «Notre univers est un huis clos, sans aucune transparence. Rien n’évoluera sans pression extérieure.»

(1) L’anonymat des témoins et de leur laboratoire a été préservé à la demande d’Animal Testing et des intéressées.

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