« Le futur a une gueule d’accident de voiture »

Rencontre avec l’auteure de science-fiction Catherine Dufour, pour qui « l’avenir de la SF se situe dans l’invention de possibles politiques ».
« Le futur a une gueule d'accident de voiture »

Catherine Dufour est auteure de science-fiction, entre autres. Depuis 2001, elle aborde dans ses ouvrages des thèmes comme le transhumanisme, la virtualité ou les modifications génétiques, tout en rédigeant des chroniques pour Le Monde Diplomatique. Engagée à gauche, elle a pour ambition, avec le collectif Zanzibar, qui rassemble plusieurs auteurs de SF français, de « désincarcérer le futur ». Rencontre.

« We are accidents waiting to happen », chantait Thom Yorke, le chanteur de Radiohead, sur le morceau There There. « Nous sommes des accidents en puissance » : c’est, en substance, ce que nous dit Catherine Dufour. Cette auteure de fantasy humoristique à la Terry Pratchett et de science-fiction déploie, depuis 2001, ses antennes pour saisir les trames de nos devenirs. Avec le collectif Zanzibar, aux côtés notamment de Norbert Merjagnan et d’Alain Damasio, elle s’est donnée pour objectif de « désincarcérer le futur ». Depuis 2010, elle s’essaye également chez Fayard à l’écriture d’ouvrages plus mainstream. L’ingénieure en informatique prépare en ce moment une biographie de femmes célèbres, ainsi qu’un recueil de ses nouvelles de science-fiction. On a eu la chance d’échanger avec elle dans le cadre du festival international de science-fiction Les Utopiales. On en a profité pour parler de Twilight, du philosophe Gilles Deleuze, mais aussi du futur de la SF française et du transhumanisme.

Usbek et Rica : Un festival de science-fiction comme les Utopiales est l’occasion parfaite de faire un point sur l’état de la science-fiction en France.

Catherine Dufour : J’écris de la SF depuis très longtemps, mais il se trouve qu’il y a peu, le monde s’est soudainement réveillé et a découvert les auteurs de science-fiction. Et on leur a sauté dessus en disant : « Vous, vous devez savoir de quoi le futur va être fait  », parce que tout le monde flippe. Je suis donc invitée à un nombre considérable de conférences, de journées d’études, de séminaires, dans lesquels on me demande : «  Alors Catherine, quels vont être les matériaux de construction du futur ?  ». Et ça peut concerner n’importe quel autre sujet ! J’ai décidé de m’asseoir des deux fesses sur le syndrome de l’imposteur que j’ai, évidemment, puisque je suis une gonzesse. Et quand on me pose des questions sur les matériaux du futur, je prends un air concerné et j’essaye de sortir un truc pas trop stupide. Et ça marche, si tant est que je me documente un peu avant.

« On peut dire que j’avais quinze ans d’avance. Après, je me suis mise à avoir cinq ans d’avance, puis un an d’avance… »

Je me suis rendu compte que j’avais de plus en plus de mal à faire de la SF. Je m’explique : en 1990, dans Mémoire morte, j’avais imaginé un jeu vidéo 3D immersif nourri avec la totalité des données personnelles, notamment médicales, d’un individu. Il se retrouvait intégralement entre les mains des transnationales, jusqu’au contenu de son inconscient, puisque tout était détenu dans un jeu vidéo baptisé « Deep Space Mind ». On peut dire que j’avais quinze ans d’avance. Après, je me suis mise à avoir cinq ans d’avance, puis un an d’avance… Et maintenant, dès que j’ai une idée géniale, comme la création d’un cône de silence dans lequel on pourrait totalement s’isoler, je tape ça sur Google et je me rends compte que ça a été inventé il y a six mois !

J’en parlais avec Léo Henry (auteur français de SF et de fantasy, ndlr), qui a une jolie formule pour évoquer ce sentiment : il dit que la science-fiction est en train de se prendre le mur du réel dans la face. Moi qui me disait que c’était parce que j’avais dépassé la cinquantaine, je me rends compte que des gens plus jeunes ont le même problème ! La pensée humaine, sociale, littéraire, a aujourd’hui, me semble-t-il, plus de mal à aller plus vite que les inventions. Et cela donne un futur qui a une gueule d’accident de voiture. On a donc décidé de se mettre en tas et on s’est dit qu’on allait « désincarcérer le futur ». Et avec Norbert Merjagnan, Alain Damasio et d’autres, on a fondé le collectif Zanzibar. L’objectif, c’est d’avoir une réflexion ensemble, d’écrire ensemble, de construire des choses ensemble. Et pour ça, on se confronte au terrain : on est allé à Tarnac ou à Nuit Debout, entre autres.

Est-ce que vous remarquez une évolution dans les thèmes et motifs abordés par la science-fiction ces dernières années ?

Je pense que la SF s’embourgeoise : elle tourne autour des trois piliers obligatoires : le transhumanisme, l’immortalité, les biotechnologies, gnagnagna… Finalement, on attend toujours le Mozart ou le Duke Ellington qui va renouveler le genre. Et on est assez emmerdé, parce que ça ne se renouvelle pas beaucoup. C’est pour ça que je me tourne vers une SF plus politisée, parce que, comme Jean Rostand le disait : « On libérera l’énergie de l’atome, on voyagera dans les astres, on prolongera la vie, on guérira la tuberculose et le cancer, mais on ne trouvera pas le secret de se faire gouverner par les moins indignes » [dans Pensées d’un biologiste, 1954, ndlr]. Pour moi, l’avenir de la SF se situe dans l’invention de possibles politiques, notamment au niveau dont la psyché humaine va parvenir à évoluer, ou non.

« Les gens ne veulent pas entendre parler d’un monde dans lequel ils ne seront plus en vie »

En 2017, dans Le Monde diplomatique, vous vous attaquiez avec humour à la perception de la SF : « Malgré cette puissance prophétique, la science-fiction en général n’a pas bonne réputation. Ou du moins ne paraît-elle pas sérieuse. L’expression "Vous nagez en pleine science-fiction", où le terme « science-fiction » est strictement égal à  « choucroute », est un lieu commun. » Comment faire pour que ça évolue, pour « désincarcérer » tout cela, comme vous dites ?

On dit qu’un bouquin de littérature mainstream, c’est un bouquin de SF qui a réussi. Cela, on ne le désincarcérera pas, parce que selon moi les gens ne veulent pas entendre parler d’un monde dans lequel ils ne seront plus en vie. Ça ne les intéresse pas. L’autre raison, qui en découle, c’est que si jamais tu écris « il ouvre le robinet d’eau potable », c’est que pour toi tu es dans un monde où il y a un problème d’eau. Mais la plupart des gens ne fait pas cet effort : leur intérêt se porte sur ici et maintenant. Ce qui fonctionne bien, c’est le « ailleurs et demain », c’est l’évasion : Star Wars, Star Trek, le space-opera… Il faut bien avouer aussi que les apocalyptiques fonctionnent aussi, parce que les Américains adorent détruire leur monde : 2012, Armageddon etc. Mais c’est normal : plus le monde dans lequel on vit est propre et rangé, plus on a envie de tout faire péter.

Dans Le goût de l’immortalité (Mnémos, 2012), vous êtiez plutôt du côté de la dystopie cyberpunk. La nouvelle Pâles Mâles, dans le recueil Au Bal des Actifs (La Volte, 2017) accentuait les tendances déjà à l’oeuvre dans le monde du travail entre économie du partage des restes et perte totale de sens. C’est si compliqué que ça d’imaginer en 2018 un futur optimiste ?

En 2006, ici-même, on a décidé avec Norbert [Merjagnan] et Alain [Damasio] d’écrire un recueil de nouvelles d’utopies. C’est toujours en chantier : on n’y arrive pas. Avec « désincarcérer le futur », on s’est rendu compte que c’était très difficile de penser des utopies !

« Il n’y a pas d’utopies à peu près valables qui ne soient pas chiantes »

Il y a une évidemment explication à chercher du côté du ressort narratif : les peuples heureux n’ont pas d’histoire, comme le disait Pierre Louÿs. Et si on veut écrire un bouquin que les gens lisent, il faut quand même que ça se passe un peu mal. Il n’y a pas d’utopies à peu près valables qui ne soient pas chiantes. C’est pour ça que je participe au projet Bright Mirror, pour lequel il est interdit d’écrire des dystopies. Et ça fait du bien, parce qu’il faut absolument qu’on essaye d’envisager des utopies. Il y a une époque où j’étais convaincue que la science-fiction avait pour but d’alerter sur les dangers qui nous guettent : mais là, je me dis qu’on doit remonter le moral.

À ce sujet, vous évoquiez lors de ces Utopiales les nouvelles générations, qui selon vous sont plus attentives à l’autre. S’il y a un espoir, il se situe de ce côté-là ?

Je viens d’une époque, les années 1980, où tout était moisi. C’était le post-punk, donc le post-désespoir, la bof génération, tout le monde était mou… Et émergeant de ce rien, il y a eu les yuppies, Bernard Tapie, la coke, le fric, etc. C’était vraiment très minable. Et puis j’ai vu émerger une génération qui pense à l’autre, qui a conscience des grands enjeux, et qui est vachement plus intelligente que la mienne. J’ai aussi vu la société civile se réveiller. Du coup, là, je suis pleine d’espoir.

« Il ne faut pas qu’on parvienne à devenir immortel : il faut absolument renouveler le cheptel »

Ces dernières années, vous avez donc vu émerger des motifs d’espoir ?

Le jeune est moins con que le vieux, c’est un fait. En vieillissant, de toutes façons, on se calcairise, on devient sa propre caricature, et on n’arrive plus à évoluer. C’est pour ça qu’il ne faut pas qu’on parvienne à devenir immortel : il faut absolument renouveler le cheptel. Je n’aurais peut-être pas tenu les mêmes propos en 2000, mais là on voit qu’il y a quelque chose de positif qui vient.

Vous écrivez des chroniques dans Le Monde diplomatique, et vos ouvrages comportent souvent une dimension critique de l’état de nos sociétés ou de l’avenir qu’elles nous préparent. Vous n’hésitez pas à prendre la parole sur ces question : écrire, qu’il s’agisse de science-fiction ou pas, c’est forcément s’engager ?

Pour moi oui, même si certains auteurs font de la littérature de distraction. J’ai décortiqué quelques livres de Marc Lévy ou de Guillaume Musso : j’ai rien contre, chacun gère ses névroses comme il l’entend ! C’est bien pour ça que j’ai un métier à côté, pour éviter de ne vivre que de ça. En ce qui concerne l’engagement, le mien ne passe pas que par l’écriture. J’ai beaucoup milité du côté de Ras l’front à l’époque où on pensait qu’on pouvait faire quelque chose contre le Front national. J’ai aussi milité à Act Up, un peu après l’époque racontée dans le film 120 battements par minute. Et puis j’ai décidé que j’avais fait assez de manifs et de gay prides et que j’allais m’occuper de ce qui se passait au pied de chez moi, ce qui est facile vu que j’habite dans le 93, et que j’y travaille.

 

En 2014, vous avez publié le Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir princesses. Votre engagement est aussi féministe. Pourtant, la SF reste un univers assez masculin, non ? 

Il y a une augmentation des auteures de science-fiction à partir des années 1970–1980, avec Ursula Le Guin, Johana Russ ou encore Margaret Atwood. On était presque à 20 % d’auteures, et on s’attendrait à ce qu’aujourd’hui ce soit 50 %. Mais non, la proportion a plutôt tendance à baisser. Quand je suis arrivée dans la SF française, il y avait Sylvie Denis, Sylvie Lainé, Elisbeth Vonarburg et Joelle Wintrebert. Aujourd’hui, on attend la relève et on ne la voit pas arriver. Heureusement, il y a Ketty Steward, Justine Niogret ou encore  Morgane Caussarieu : il y a un frémissement qui fait que l’on espère que la relève, après un gap de vingt ans, va arriver.

Mais en attendant, j’ai parfois l’impression d’être le quota. Dieu sait que je n’aime pas prendre la parole en public, mais si je ne le faisais pas, il n’y aurait pas eu de femme sur scène dans ces festivals et ces conventions. Et c’est parfois pire dans les grosses boîtes, qui font du female washing. À la suite de la parution de mon guide, je me suis fait inviter à plein d’évènements dans lesquels on se rend compte que les femmes sont cantonnées à des postes de communication ou de marketing. J’ai donc décidé de ne plus faire ça. 

Si j’ai bien compris, votre dernier ouvrage, Entends la Nuit, c’est 50 nuances de Grey qui rencontre Bourdieu, ou Twilight qui fricote avec Deleuze, c’est bien ça ?

C’est un peu ça. Dans Twilight ou Fifty Shades, qui sont des livres masturbatoires, les personnages féminins évoluent plutôt bien, prennent de l’autonomie. Et pourtant, on part d’assez bas. En revanche, il n’y a aucune conscience sociale. Pourtant, la jeune fille est pauvre et l’homme est riche. Et on n’est jamais riche tout seul : être riche, c’est une classe, une caste. Dans mon livre, la jeune fille essaye de rentrer dans le ghetto que se créent les riches mais elle va se faire dévorer, parce que c’est impossible. En gros, j’ai écrit le livre que je souhaitais voir exister : un Twilight, mais avec une conscience sociale.

Visuel réalisé pour l’ouvrage Entends la nuit, L’Atalante, 2018

Pour conclure, et pour rester dans la thématique des Utopiales 2018, celle du « corps dans tous ses états », à quoi ressembleront selon vous nos corps à l’horizon 2050 ? 

La question est de savoir si on parle du corps des riches ou de celui des pauvres. J’espère que les riches ressembleront à ce qu’ils sont actuellement avec 20 ans de plus : des momies, tirées à partir de l’âge de 80 ans, qui mourront à 120 ans au lieu de 100 ans. Il est possible qu’on arrive à améliorer l’apect esthétique mieux qu’on ne le fait maintenant avec le bistouri. Mais ce qui est important, dans le corps, c’est son usage. Est-ce qu’on arrivera à vaincre les rhumatismes, l’arthrose, à conserver une certaine mobilité ? Ce serait bien. Et ce sont surtout les capteurs que sont nos sens, la vue, l’ouïe ou l’odorat, qu’il faudrait arriver à améliorer pour que l’on garde une véritable jeunesse cérébrale. Et ça, ça importe plus que d’avoir la peau lisse. 

 

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Illustration à la une : Catherine Dufour (© Patrick Imbert)