En avril 2022, l'IFLA, organisation internationale des associations de bibliothécaires, annonçait une mise à pied de son secrétaire général, Gerald Leitner, motivée par deux avis d'experts indépendants sur les conditions de travail au sein de la structure. Si la personnalité du responsable est mise en cause, l'environnement de travail et les protections dont il a pu bénéficier se révèlent petit à petit.
À la faveur d'une audience judiciaire prévue au début du mois d'octobre, à La Haye, ville des Pays-Bas qui abrite également le siège de l'IFLA, Lisa Bjurwald, pour le Biblioteksbladet, journal professionnel publié par l'Association des bibliothécaires de Suède, espérait obtenir quelques déclarations de la part de l'accusé, Gerald Leitner. Secrétaire général de l'IFLA depuis 2016, il a été mis à pied plus tôt cette année, au regard des conclusions de deux enquêtes externes, selon l'organisation.
Peu après cette annonce, les langues s'étaient déliées, avec de nombreux témoignages d'employés ou d'ex-employés de l'IFLA : une ambiance « extrêmement toxique » régnerait au sein du conseil d'administration, scindé entre les soutiens de Leitner, notamment la présidente Barbara Lison, et les membres qui dénonçaient les comportements du secrétaire général.
Les descriptions faites par les sources que le Biblioteksbladet a interrogées oscillent entre fascination et dégoût, pour évoquer Gerald Leitner. Venu du monde des bibliothèques, il avait déjà assumé des fonctions similaires en Autriche et même présidé le Bureau européen des associations de bibliothèques, de l'information et de la documentation (Eblida) : un « candidat parfait », en 2016.
Les employés déchantent rapidement et découvrent un personnage « arrogant », qui « pue le pouvoir et l'argent ». Certains rapportent des comportements méprisants, comme des demandes de préparation de thé ou de café, des documents jetés à des salariés, ou encore des haussements de ton fréquents. « Gerald Leitner faisait souvent ce geste, il mettait sa tête entre ses mains comme si nous étions tous des cons finis. C'était une véritable manœuvre d'intimidation, quand j'y repense », raconte une source au Biblioteksbladet.
Du côté de sa rémunération, Gerald Leitner n'aurait pas perdu de temps : dès 2016, il touche environ 158.000 € annuels, contre 100.000 € pour son prédécesseur. Une hausse substantielle attribuée, dans un premier temps, à la réputation qui précède alors Leitner. D'après les informations du Biblioteksbladet, son salaire augmente de 30.000 € dès 2017, pour atteindre près du double de celui de son prédécesseur. En 2022, en raison de sa mise à pied, il aurait encaissé une compensation de... 336.000 €.
Une source reprend le fil, et s'interroge : « Des décisions ont donc été prises entre avril 2017 et le printemps 2022, aboutissant à une augmentation massive de sa rémunération. Qui a pris ces décisions et où sont-elles inscrites ? »
L'autre sujet de l'enquête du Biblioteksbladet se dessine alors : si la personnalité et les agissements de Gerald Leitner sont publiquement en cause depuis le mois d'avril dernier, ils mettent en évidence un environnement qui a permis, malgré les alertes, de perpétuer ce comportement.
Les premiers signalements vis-à-vis de Leitner connus par le conseil d'administration remonteraient à l'été 2019, selon une source anonyme du journal professionnel. D'après elle, l'ambiance aurait rapidement tourné au « Nous contre Eux », à savoir les employés face à une partie du conseil d'administration et aux cadres de l'IFLA. « [...] Leitner était précédé par une sorte de culte de la personnalité de ceux qui occupaient des postes à responsabilité. Ils le trouvaient tous incroyable », souffle un témoin.
Aussi, les plaintes des salariés se trouvaient-elles souvent écartées, négligées et le plus souvent ignorées : « Quiconque émet une critique ou une question est puni ou décrié. Plusieurs employés avaient ouvertement évoqué leurs peurs avec leurs responsables. Ils ont ensuite fait l'objet de moqueries, de rumeurs selon lesquelles ils imaginaient des choses. » Plusieurs d'entre eux ont démissionné depuis.
La « culture du silence » au sein de l'IFLA serait allée jusqu'à une censure des résultats de la seconde enquête menée sur l'environnement de l'organisation. Selon plusieurs sources du Biblioteksbladet, les employés avaient largement témoigné auprès des experts, et le rapport faisait état de ces inquiétudes. En mars derniers, trois membres du conseil d'administration, dans un email interne, rendaient d'ailleurs compte de ces résultats, qui dessinaient « une image très sombre », avec de « nombreux employés très malheureux sur leur lieu de travail et [...] une “culture de la terreur” » en vigueur. Néanmoins, la teneur de l'enquête aurait été largement étouffée par une partie du conseil d'administration.
Cette « culture du silence » se serait finalement étendue à l'enquête du Biblioteksbladet : outre les difficultés pour trouver des sources volontaires, le service presse de l'IFLA a laissé toutes les questions sans réponse. Par ailleurs, des pressions ont été exercées à l'égard de Karin Linder, secrétaire générale de l'Association des bibliothécaires de Suède, pour obtenir l'abandon de l'article, sous peine de possibles poursuites judiciaires. « On pourrait s'attendre à mieux de la part d'une organisation internationale représentant les bibliothèques », commente, laconique, Thord Eriksson, le rédacteur en chef du Biblioteksbladet.
L'audition judiciaire du début du mois d'octobre n'aura pas lieu : à la fin de ce même mois, l'IFLA a indiqué être parvenu à « un accord » avec Leitner, qui avait obtenu un arrêt maladie la veille de sa mise à pied, pour qu'il quitte définitivement ses fonctions en début d'année prochaine. « Contrairement aux rumeurs, Gerald Leitner n'a jamais été jugé responsable de fautes légales ou contractuelles. Aucune enquête n'a révélé de fraude ou de harcèlement », a indiqué l'IFLA dans un communiqué.
L'enquête du Biblioteksbladet remarque que, malgré la mise à pied d'avril dernier, Leitner est resté secrétaire général du Stichting IFLA Global Libraries (SIGL), fondation chargée de gérer les millions donnés à l'IFLA, notamment par la Fondation Bill et Melinda Gates. Cette fonction aurait permis au secrétaire général, par ailleurs proche de son administratrice Glòria Pérez-Salmerón, de maintenir une influence non négligeable sur l'organisation dans son ensemble.
Sollicités par le Biblioteksbladet, Gerald Leitner, Glòria Pérez-Salmerón et Barbara Lison n'ont pas répondu aux questions posées.
L'enquête complète, en anglais, se trouve à cette adresse.
Photographie : Gerald Leitner, alors secrétaire général de l'IFLA, en août 2018 (The International Federation of Library Associations and Institutions, CC BY 2.0)
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