Le président de la République use et abuse de l’expression souveraineté européenne. L’idée est devenue son crédo, son marqueur identitaire. Son discours de 2017 à la Sorbonne fut sa première dose. Sa présentation au Parlement européen le 19 janvier n’est qu’un nouveau rappel adapté aux circonstances. La souveraineté peut être définie comme la capacité qu’a une autorité (un État ?) de légiférer ou décider d’une action sur un territoire en toute autonomie. La souveraineté est une théorie du pouvoir. On conçoit qu’un tel enjeu suscite les débats.
La souveraineté européenne est un concept ambigu
Le concept relève de l’oxymore politique, voire de l’imposture idéologique. La souveraineté suppose une légitimité, une compétence, un territoire. L’Union européenne (UE) n’en a aucun des trois.
La légitimité ? En démocratie, le peuple est souverain. Problème : le peuple européen n’existe pas. Dans les traités, les peuples sont toujours mentionnés au pluriel. La cour constitutionnelle allemande l’a encore récemment affirmé dans une formule sans appel : « Le parlement européen ne représente pas le peuple européen ».
La compétence ? Une autorité souveraine peut décider d’une action, quel que soit le domaine. Problème : l’UE n’a pas la compétence de sa compétence. Elle n’a qu’une compétence d’attribution c’est-à-dire la compétence que les traités lui donnent.
Un territoire ? L’UE a le territoire des États membres. Problème : le périmètre change régulièrement, pour s’étendre (sept élargissements) ou pour rétrécir (Brexit). Il n’y a aucune limite préétablie. Personne ne sait quel sera le territoire européen dans dix ans. Car l’Europe n’est pas une notion géographique délimitée par des frontières mais un espace politique qui varie au gré des soubresauts de l’histoire et des projections géopolitiques. Quelle idée d’avoir voulu étendre l’UE à la Turquie !
“La cour (un juge par État membre) impose un ordre. Avec l’appui de la Cour européenne des droits de l’homme (qui ne relève pas de l’UE), l’ordre est aussi un ordre moral.”
La souveraineté européenne n’est donc qu’un leurre. Et pourtant, elle s’affirme régulièrement.
D’abord parce que l’UE a des compétences exclusives. Elles ont été fixées par les traités et sont « le cœur de la souveraineté européenne »(1). C’est le cas de la politique de concurrence grâce à laquelle la Commission peut autoriser ou interdire des pratiques commerciales, sanctionner et infliger des amendes de plusieurs centaines de millions d’euros. C’est le cas de la négociation des accords commerciaux et de la politique monétaire qui se traduit par rien moins que la fixation des taux d’intérêt, la maîtrise de l’inflation et, indirectement, la valeur de l’euro.
Ensuite parce que les États souverains l’ont accepté. Rien ne s’est fait sans l’approbation ou le consentement des États.
Enfin parce que la Commission n’est pas seulement la maîtresse du jeu mais qu’elle a des alliés puissants à commencer par la cour de justice de l’UE dont l’influence est considérable. Le droit européen prime et règne. Un exemple : selon les règles du traité, les directives doivent être transposées par les États membres. Mais la Cour a simplement jugé que ce n’était pas indispensable… Autre exemple, s’il est admis que les traités sont supérieurs aux lois, la Cour de justice bataille pour que le droit de l’Union soit supérieur aux constitutions. La cour (un juge par État membre) impose un ordre. Avec l’appui de la Cour européenne des droits de l’homme (qui ne relève pas de l’UE), l’ordre est aussi un ordre moral.
“Dans le contexte technologique de la mondialisation, aucun État n’a les ressources ou les moyens de sa souveraineté.”
La souveraineté européenne ainsi esquissée est à l’exact contraire de la souveraineté nationale. Pour les États, la souveraineté nationale a une légitimité historique et est une rhétorique mais n’est qu’une peau de chagrin.
D’abord parce que dans le contexte technologique de la mondialisation, aucun État n’a les ressources ou les moyens de sa souveraineté. Même les actes symboliques de la souveraineté sont rapidement entravés. Pas de « projection de forces » sans appui logistique américain (et parfois russe !). Toutes les guerres des « États souverains » européens ont été manquées. Soit parce qu’on a évité de les faire (en Crimée), soit parce qu’elles ont été gagnées par d’autres (les guerres balkaniques ont été réglées par les bombardements américains), soit parce qu’elles sont déjà perdues (le Mali).
Ensuite parce que l’influence du droit européen est déterminante dans de nombreux domaines et va bien au-delà des seules compétences exclusives. Les compétences de l’UE se sont beaucoup étendues. Le contrôle de subsidiarité censé encadrer l’intervention de l’UE (afin de la réserver aux domaines où son action est plus efficace que serait celle des États) n’est qu’une simple formalité de procédure. Ainsi, même si des pans de la législation restent encore peu imprégnés du droit européen (le droit pénal, le droit civil), l’UE intervient presque partout : le droit de la consommation, le droit de l’environnement, les transports et même la santé sont sous l’influence directe de l’UE.
Enfin, il est admis que la souveraineté peut être partagée. Selon la théorie moniste, héritée de Jean- Jacques Rousseau, la souveraineté ne se partage pas. Et pourtant, les cours constitutionnelles admettent que les États peuvent consentir à transférer certains pans de leur souveraineté à d’autres, en l’espèce l’UE.
“La souveraineté européenne est moins un retour du régalien ou un fantasme de vieux barbon qu’une projection offensive.”
Malgré ou à cause de ces ambiguïtés, la souveraineté européenne peut être un bon moteur/slogan de campagne
La première raison est que la souveraineté peut se décliner dans différents domaines. L’évocation de la souveraineté européenne permet de brasser un large spectre et par conséquent séduire un large public. La souveraineté européenne est la boule à facettes de la communication politique européenne. Elle éclaire tour à tour plusieurs domaines. La souveraineté alimentaire, économique, technologique, sanitaire, jusqu’à la défense, la protection des frontières, les affaires étrangères, etc. Tout est leurre, bien sûr, tant nos dépendances sont béantes dans chacun de ces domaines. Mais le discours est mobilisateur. « Demain, on rase gratis » est une façon d’attirer le badaud. Demain, l’Europe sera souveraine est une façon de lui faire tourner la tête vers Bruxelles.
La deuxième raison est que la souveraineté européenne est moins un retour du régalien ou un fantasme de vieux barbon qu’une projection offensive. La souveraineté ne fait pas partie du vocabulaire européen. Raison de plus pour relever que le seul domaine où le mot a été utilisé concerne le numérique. « L’Europe sera souveraine sur le plan numérique ». Une idée reprise par la présidente de la Commission : « Allow me to focus on semi-conductors […] This is not just a matter of our competitiveness. This is also a matter of tech sovereignty »(2).
La troisième raison est que « la souveraineté européenne est portée par un contexte nouveau »(3) : l’épuisement des finances publiques nationales, le retrait stratégique américain, la pression migratoire, le terrorisme… autant d’éléments favorables à une mue européenne. Elle a commencé chez certains États. La capacité budgétaire de l’UE a été doublée par l’emprunt, une voie jusque-là catégoriquement rejetée par l’Allemagne. Elle peut se poursuivre au niveau de l’Union.
“La souveraineté renvoie à l’idée de puissance. Pour être souverain, il faut d’abord le vouloir. La souveraineté est l’expression d’une volonté politique.”
Un bon moteur ou un bon slogan… à condition d’affronter plusieurs difficultés
La première est celle de la diversité. Comment régissent nos partenaires ? La souveraineté européenne renvoie à l’intégration. Le Royaume-Uni est parti à cause de ça. Et il n’est pas sûr que certains pays y soient si favorables, notamment si la souveraineté passe par le porte-monnaie. Pour l’Allemagne, la construction européenne est un nationalisme de substitution et le concept de souveraineté européenne peut ne pas déplaire. À condition qu’elle ne coûte pas et, pourquoi pas, que la France cesse de parler au nom de tous en gardant pour elle seule son siège au conseil de sécurité à l’ONU… Par ailleurs, le président français s’est ouvertement positionné sur les valeurs et n’exclut pas (envisage ?) le bras de fer avec quelques États membres. Ce faisant, la France renoncerait à ce qui fut la méthode européenne pendant cinquante ans : la recherche du consensus. Peut-on afficher la souveraineté européenne et se couper d’emblée de certains partenaires ?
La deuxième est celle de l’autorité. Proclamer une souveraineté nécessite d’affirmer une autorité. C’est à la base de la théorie de la souveraineté émise par Bodin au XVIe siècle au sortir des guerres de religion. Seule la souveraineté du prince permettait de rétablir la paix sociale comme on dirait aujourd’hui. Problème : qui est/a l’autorité en Europe ? Il y a la réponse universitaire : la commission propose et le législateur dispose. Mais tout se complique avec un législateur bicéphale (le Conseil représentant les États et le parlement européen) et une Commission cardinale. Le pouvoir repose sur celui qui a l’initiative, c’est-à-dire, en l’espèce, la seule Commission. La Commission règne. Elle donne le ton. C’est la prêtresse idéologique de la construction européenne. Il a fallu quelques référendums pour que la protection soit enfin mentionnée en complément de l’ouverture des marchés et de la concurrence, crédo de la Commission pendant des années. Chaque élargissement renforce son pouvoir. Nécessité oblige, que fait l’administration chypriote ou maltaise quand c’est leur tour de présider l’UE, sinon se retourner vers les services de la Commission ? Plus l’UE compte d’États et plus la Commission est forte. Il ne peut y avoir souveraineté européenne sans trancher le nœud gordien de l’autorité dans le système institutionnel. La Commission et le président français semblent jouer de concert. Ce n’est qu’une alliance de façade. En réalité, ils sont rivaux. Sans compter le jeu du parlement européen qui ne se laissera pas marginaliser.
La troisième difficulté est celle de la volonté. La souveraineté renvoie à l’idée de puissance. Pour être souverain, il faut d’abord le vouloir. La souveraineté est l’expression d’une volonté politique. Les États-Unis, la Chine, la Russie, la Turquie voire même la Suisse ou la Corée du nord sont des États souverains. Ils sont respectés ou font trembler leurs voisins et même leurs partenaires. Que pèse l’UE ? Autant le reconnaître : passer du slogan de campagne à la réalité demandera plus d’une présidence tournante et repose autant sur la France que sur la république tchèque. Lequel des deux affrontera la crise ukrainienne ?
(1) Maxime Lefebvre, « Europe puissance, souveraineté européenne, un débat qui avance pour une Europe qui s’affirme », Question d’Europe, n° 582, Fondation Robert Schuman, 1er février 2021.
(2) Ursula Von der Leyen, Discours sur l’état de l’Union, 15 septembre 2021.
(3) Maxime Lefebvre, ibid.