L’intégration des souvenirs traumatiques

D’après le modèle de la dissociation structurelle

Note : Cet article fait partie d’une série. La bibliographie se trouve dans le dernier article de cette série.

L’intégration d’un souvenir traumatique se produit lorsqu’une information (externe ou interne) tenue éloignée de la conscience est réincorporée dans le sens de soi et la ligne narrative de la personne. Cette intégration, ou mise en contact, des différents aspects de soi est nécessaire afin d’améliorer le fonctionnement dans tous les domaines de la vie.

L’intégration peut être décrite comme un processus en plusieurs étapes, qui sont : la synthèse et la réalisation, elle-même comprenant les étapes de présentification et personnification.

La synthèse est une action de faible niveau mental, tandis que la réalisation est une action demandant un haut niveau mental. Lorsqu’une part apparemment normale synthétise et réalise correctement un événement traumatique, elle peut spontanément fusionner avec la part émotionnelle correspondante, car l’intégration s’est faite jusqu’au bout.

Parvenir à cette intégration demande de faire face aux phobies internes, notamment la phobie des actions mentales liées au trauma, la phobie des souvenirs détaillés du trauma (émotions par exemple) ainsi que la phobie des parts dissociées – car ces phobies mènent à l’évitement des processus de synthèse et de réalisation. Le simple fait d’accepter que des choses terribles se sont produites dans le passé, sans rentrer dans les détails, peut être extrêmement difficile et tout un travail en soi.

Parfois l’intégration ne se fait que partiellement, car la personne n’est pas encore prête à aller jusqu’au bout du processus de réalisation. Dans les troubles dissociatifs, il est parfois possible d’intégrer, de manière spontanée, de vieux événements dissociés depuis longtemps. Cela se produit lorsque la personne dissociée n’a plus besoin des barrières de protection mentales apportées, entre autres, par l’amnésie.

La synthèse

Lorsque la synthèse d’un événement ne se fait pas, celui-ci ressemble à un puzzle. Les souvenirs de l’événement existent, mais ils ne sont pas reliés entre eux. On peut se souvenir de manière indépendante des émotions, des sensations corporelles, du lieu, des personnes, des gestes…

De plus, suivant la situation, certains des aspects de l’événement peuvent être inaccessibles. On peut, par exemple, se souvenir des gestes qui sont arrivés, sans se souvenir des émotions de terreur et de désespoir associées. Puis, dans un autre contexte, ce sont uniquement les émotions qui vont remonter et submerger la personne.

Dans le cadre des troubles dissociatifs complexes d’origine traumatique, ce sont presque tous les événements de la vie qui sont dissociés en mode puzzle. En conséquence, la personne ne parvient pas à avoir un sens de soi cohérent et ses réponses (comportements, émotions, pensées…) aux événements du présent sont rigides, incohérentes.

La personne est comme coincée dans ses expériences passées. Elle ne parvient pas à faire la différence entre le passé et le présent, donc elle agit dans le présent comme elle l’a fait ou pense qu’elle aurait dû / pu le faire, dans le passé. Par exemple, si dans le passé, ça lui a sauvé la vie de « faire le mort » lors d’une agression, la personne peut continuer à « faire le mort » dès qu’elle se sent en danger. C’est très dangereux si cela se produit alors qu’elle est en train de conduire un véhicule !

Ce genre de réaction « coincée dans le passé » peut aussi se déclencher sans raison alors que la situation présente est totalement sécure. Incapable de se rendre compte que c’est le souvenir du trauma qui déclenche les réactions de défense, et pas la situation présente sécurisée, la personne se met à se comporter de manière inadaptée. Par exemple, si dans le passé, la personne a été attaquée avec un couteau, elle peut se mettre à paniquer si un serveur dans un restaurant s’approche en tenant des couverts – dont un couteau.

Tant que la synthèse ne se fait pas, la personne est incapable d’analyser la situation ici et maintenant dans son ensemble et d’y répondre de manière appropriée.

La réalisation

Pour se protéger de la douleur, le cerveau met en place toutes sortes de mécanismes comme l’amnésie, la déréalisation, la dépersonnalisation, la stupeur… Mais au long terme, ces mécanismes de protection empêchent de réaliser pleinement ce qui s’est passé durant le trauma.

Tant que cette réalisation du trauma ne se fait pas, la dissociation continue, accompagnée de flashbacks traumatiques.

Tant que cette réalisation de ces événements importants (quoique douloureux) ne se fait pas, la personne ne peut pas embrasser la totalité de sa vie. En conséquence de quoi, elle va ressentir de la confusion par rapport à ses croyances, buts, actions, sens d’elle-même.

Tant que la réalisation que les événements sont réels et dangereux ne se fait pas, la victime va continuer à interagir avec des gens dangereux et être re-traumatisée.

Tant que la réalisation du trauma ne se fait pas, la personne va se sentir coupable et honteuse, prisonnière dans une sorte de brouillard mental ou de transe, incapable de se rendre compte que quelque chose ne va pas.

C’est important pour toutes les parts dissociées de réaliser que les traumas leur sont arrivés à elles aussi – et que c’est terminé maintenant. Refuser de voir cette réalité est un moyen de se protéger à court terme. Mais au long terme, cela rend la personne, et toutes ses parts dissociées, prisonnières d’un trauma qui ne se termine jamais. Car si la réalisation que le trauma est réel et a eu des conséquences désastreuses ne se fait pas, la réalisation que c’est terminé, que le présent est différent et sécurisé, ne se fait pas non plus. Lorsque la ligne temporelle est correctement organisée avec le passé dans le passé et le présent dans le présent, on appelle cela, la présentification.

L’autre aspect important de cette réalisation, est la personnification. C’est-à-dire, le fait de se rendre compte que le trauma est arrivé à soi-même. C’est très difficile quand la dépersonnalisation fait que le trauma a été vécu, et mémorisé, à la troisième personne – comme si la victime était spectatrice de la scène plutôt que directement concernée.

Cela participe à la dissociation structurelle en plusieurs parts qui se considèrent être des personnes différentes – ce qui arrive à une part est vu à la troisième personne par les autres. C’est un mécanisme de survie à court terme, mais qui au long terme empêche de guérir du trauma. On ne peut pas guérir du trauma de quelqu’un d’autre, seulement de ses propres traumas.

De plus, cette absence de personnification a des effets néfastes sur ce qui arrive de positif dans la vie. Il est impossible de ressentir de la fierté d’avoir fait quelque chose, si on considère que c’est quelqu’un d’autre que soi qui l’a fait. Cela fait perdre la motivation de prendre soin de soi, de se protéger, de reconnaître ses propres besoins.

Sans cette personnification des expériences internes et aliénation des expériences externes, il est très facile de confondre le vécu des personnes extérieures à soi avec son propre vécu (enmeshment). Lorsque les émotions des personnes extérieures sont vécues comme les siennes propres, cela devient surchargeant, déroutant, et empêche d’y réagir convenablement.

Afin que toutes les parts dissociées puissent agir ensemble pour le bien commun, elles doivent réaliser que les besoins de l’une sont les besoins de toutes. Cela ne peut se produire que par la personnalisation.

Il n’est pas nécessaire que cette personnalisation se fasse directement par un « je » unique ! C’est beaucoup plus confortable de commencer par une étape d’un « nous » commun. « C’est arrivé à nous tous » est déjà une avancée majeure en termes de personnalisation d’un souvenir.

L’importance des actions mentales et comportementales permettant l’intégration

L’intégration a pour but de permettre d’agir de façon cohérente face à des stimuli sensoriels variés et contradictoires. Elle permet de mettre en relation les actions mentales et les actions comportementales, les pensées et les gestes. Faire ce lien entre la pensée et le geste permet de réaliser des objectifs à court ou long terme. Qu’il s’agisse de cuisiner pour pouvoir manger et apaiser la faim, ou qu’il s’agisse de mener à bien un projet professionnel long et complexe, la personne a besoin de coordonner ses pensées, ses émotions, ses souvenirs, ses gestes… dans un but précis.

Une personne qui n’est pas intégrée, dont les parts ont des objectifs différents et parfois contradictoires, a des difficultés à agir de manière cohérente. Lorsqu’une part ayant pour objectif de s’amuser empêche une autre part de cuisiner ou de travailler, et inversement, la personne perd en cohérence. Elle ne parvient pas à mener à bien la totalité de ses objectifs, car elle n’arrive pas à coordonner ses parts entre elles.

Pour pouvoir réaliser ses objectifs de manière coordonnée et cohérente, la personne doit intégrer sa personnalité et ses expériences du monde. Pour cela, elle a besoin de faire appel à une gamme étendue d’actions mentales et comportementales, conscientes et inconscientes. Cela va lui permettre de rester coordonnée durant toutes les étapes de réalisation d’un objectif.

Ainsi, pour réaliser un objectif, il est nécessaire de préparer l’action, puis de la commencer. Il faut ensuite l’exécuter et à chaque étape de l’exécution, sans cesse ré-évaluer la situation afin de s’adapter au moindre changement. Il est parfois nécessaire de ré-évaluer ses objectifs en cours de route. Une fois ceux-ci atteints, il faut terminer l’action et se rendre compte (réalisation) qu’elle est bel et bien terminée. Par exemple pour couper une tomate, il faut penser à prendre la tomate, le couteau et l’assiette. Puis il faut manipuler le couteau de manière sécuritaire (sans se blesser) pour couper la tomate. Ensuite ,il faut arrêter le geste de couper la tomate et enregistrer l’information « la tomate est coupée ».

Chacune de ces étapes va faire appel à différentes actions mentales et comportementales d’intégration. Elles peuvent se produire à un moment donné et dans une situation donnée (ajuster la position de la main pour saisir le manche du couteau), ou au fil du temps (constamment faire attention à la position de ses doigts et de la tomate pour couper la tomate, PAS les doigts). Elles font appel à toutes sortes de systèmes d’action qui doivent rester coordonnés entre eux (ici, la vue, le toucher, les gestes). Chacun de ces systèmes d’action va accomplir des cycles spécifiques de perceptions (voir où est la tomate, le couteau…), de cognitions (penser à couper la tomate), de prise de décision et de comportements (bouger le couteau), afin de réaliser des objectifs spécifiques (couper la tomate).

Une personne non-intégrée peut avoir l’impression que « moi qui aie pris la tomate » est différent du « moi qui coupe la tomate ». Si le « moi qui aie pris la tomate » reste coincé dans cette action, cette part peut, dès qu’elle est réactivée, refaire en boucle le geste de saisir un objet – de même pour la part « moi qui coupe la tomate » qui, si elle est dissociée, peut en étant réactivée, refaire en boucle le geste de couper. Ces parts ne sont pas intégrées, elles sont situées « hors du temps », prisonnières du présent perpétuel d’une action répétée indéfiniment. Tant qu’elles n’ont pas réalisé que l’action est terminée, elles ne parviennent pas à s’arrêter.

Durant les cycles d’intégration continue des événements, une personne dissociée va faire face à toutes sortes de difficultés différentes à toutes sortes de niveaux, qui vont empêcher ou rendre difficile l’intégration – ce qui va favoriser la dissociation. Ces niveaux peuvent être automatiques et élémentaires, d’autres peuvent être conscients et nécessiter un niveau de fonctionnement beaucoup plus élevé. Suivant l’état de la personne dissociée, ce processus d’intégration continue peut « vriller » à de nombreuses étapes différentes. En voici quelques exemples.

La personne peut ne pas se rendre compte que c’est bien « moi » qui a vécu l’événement, fait l’action : elle peut avoir l’impression que la tomate est apparue sur l’assiette, parce que le « moi qui coupe » est différent du « moi qui prends ». La personne peut avoir du mal à se rendre compte de l’enchaînement des événements (prendre la tomate – prendre le couteau – couper la tomate) et se souvenir de chaque étape séparément, hors contexte. Il est possible de ne pas se rendre compte que couper la tomate maintenant est différent d’un geste d’auto-mutilation, et la tentative de couper la tomate peut réactiver une part coincée dans un geste d’auto-mutilation. Etc.

Il est donc très important d’apprendre à convenablement intégrer toutes ces expériences, afin d’éviter les effets néfastes de la dissociation.

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