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CES 2024 : l'intelligence artificielle déferle sur Las Vegas, les Gafam touchent le jackpot

La grand-messe annuelle de l’électronique, qui ferme ses portes ce vendredi à Las Vegas, promet de l’intelligence artificielle dans tous les objets du quotidien. Pour le plus grand bonheur de Microsoft, Google, Meta ou Amazon, qui ont des pions partout.

Publié le 11 janvier 2024 Mis à jour le 12 janvier 2024 à 13:26

Las Vegas, la « ville du péché », devenue le temps d’une semaine la cité de l’intelligence artificielle. Les 130 000 visiteurs du Consumer Electronics Show (le Salon de l’électronique grand public ferme ses portes ce vendredi) ont déjà pu voir, avec plus ou moins de perplexité, à quoi pourrait bien servir l’IA dans des objets du quotidien tels que des voitures, des téléviseurs, des aspirateurs, frigos, grille-pain, brosses à dents et même colliers pour chien. Chaque start-up ou industriel tenant salon s’est ingéniée à mettre ChatGPT ou l’un de ses concurrents dans ses biens de consommation à vendre.

Tout cela pour le plus grand bonheur des Gafam. Car derrière tous ces objets à l’utilité plus ou moins évidente se trouve, à un degré ou un autre, l’un des géants du numérique nord-américain : Microsoft (avec ChatGPT), Google (Bard), mais aussi Meta, Apple un peu en retard, Amazon et même Elon Musk.

« L’intelligence artificielle, en particulier celle reposant sur de larges modèles de langage, renforce l’oligopole des Gafam. La première raison est que cette technologie nécessite une énorme puissance de calcul, d’importantes infrastructures. Ces entreprises en disposent », avance Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information à l’université de Nantes.

« Elon Musk a créé une intelligence artificielle à son image »

Ainsi, soit ces systèmes ont été développés en interne par les Gafam, soit ces derniers ont rapidement mis la main sur des outils concurrents. Lorsque OpenAI a émergé avec son ChatGPT – Elon Musk se trouve parmi ses cofondateurs –, l’entreprise s’est vite rapprochée de Microsoft et de sa force de frappe financière, avant, lors du dernier remaniement de son conseil d’administration, de se retrouver sous sa coupe.

L’autre grand atout des Gafam tient dans leur notoriété, qui rend captif leur public d’utilisateurs. « Des modèles de langage sont développés par des secteurs non marchands, comme le CNRS. Mais ni les professionnels ni le grand public ne s’y intéressent vraiment », constate Olivier Ertzscheid. En revanche, quand le produit est estampillé Google ou Meta, les médias en font leur buzz et tout le monde s’y intéresse.

Ces intelligences artificielles, il faut aussi pouvoir les entraîner, et donc avoir accès à un large corpus de données mises en forme et de textes. Ce facteur renforce là encore le contrôle des géants du numérique. OpenAI a entraîné son ChatGPT sur tous les textes disponibles sur le Web, se mettant aujourd’hui en difficulté pour ne pas avoir respecté le droit d’auteur protégeant ces sources.

Google n’a pas ce problème en s’étant constitué un énorme terrain d’entraînement. Dès 2005, la société s’est lancée dans le projet de numériser l’intégralité des ouvrages tombés dans le domaine public, dans toutes les langues. Il lui fallait déjà entraîner ses algorithmes linguistiques, pour perfectionner son moteur de recherche comme pour développer son outil de traduction par exemple. Le géant avait donc une longueur d’avance.

« Là où ces IA font vraiment peur, c’est que lorsqu’on leur pose une question elles invisibilisent les sources, leur légitimité, comment l’information est traitée. »

Olivier Ertzscheid, maître de conférences en sciences de l’information à l’université de Nantes

Meta et Twitter également, car les millions de textes, réactions et commentaires qui sont publiés chaque jour sur leurs réseaux sociaux leur appartiennent. Olivier Ertzscheid souligne ainsi qu’en s’achetant Twitter Elon Musk s’est offert « ce qui est probablement la plus grande banque de données conversationnelle directe ayant jamais existé : 6 000 tweets par seconde, 350 000 par minute, 500 millions par jour, 200 milliards par an ». Un terrain d’entraînement gigantesque pour une intelligence artificielle.

La grande force de Grok – c’est le nom choisi par Musk pour son IA – est qu’elle est branchée en temps réel sur le réseau social. Elle est donc capable de répondre avant toutes ses concurrentes à des questions d’actualité brûlante. Le problème que cela pose est tout aussi évident : Grok sera, comme Twitter, également le premier sur les fake news, les commentaires racistes, sexistes et injurieux. Elon Musk a d’ailleurs prévenu : son IA « est de mauvaise foi et adore les sarcasmes ! ».

« Il a créé une intelligence artificielle à son image, sans les limites classiques posées par les autres pour éviter que ça parte complètement en torche », remarque Olivier Ertzscheid. Rappelons que Tay, une IA conversationnelle lâchée en 2016 sur Twitter à titre d’expérience, avait mis à peine vingt-quatre heures avant d’insulter les féministes, nier l’Holocauste et proclamer son admiration pour Hitler.

Pire, en rachetant le réseau social, Elon Musk a licencié 1 200 modérateurs. Ces travailleurs de l’ombre s’échinent à trier les contenus lus par les utilisateurs pour écarter les plus problématiques (de la pédopornographie aux textes négationnistes). Ils contribuent donc aussi à nettoyer le contenu ingéré par les IA pour que celles-ci ne reproduisent pas des contenus problématiques, ce qu’on appelle pudiquement « corriger des biais ».

Ces intelligences artificielles têtes d’affiche, poussées par le marketing des Gafam, sont ainsi un peu à l’image de leurs créateurs. « Elles sont alignées avec le cœur de métier historique de l’entreprise, précise Olivier Ertzscheid. Chez Google il s’agit d’améliorer le moteur de recherche, autour duquel on va décliner plein de services. Chez Meta, l’IA va générer des profils, qui vont entraîner toujours plus d’interactions, donc de temps de présence sur les réseaux sociaux… » Amazon, de son côté, peaufine son agent conversationnel Alexa pour vendre toujours plus de produits. C’est cette IA que BMW a choisi d’intégrer dans ses futures voitures, quand Volkswagen a opté pour ChatGPT.

« Un système d’IA est un millefeuille »

Au CES, l’effet de masse donne le vertige. L’IA est mise à toutes les sauces. Son avènement est présenté comme inévitable. Il en fut de même il y a dix ans lorsque le CES mettait en valeur les véhicules autonomes. Le chercheur en sciences de l’information pondère ce caractère inéluctable : « Aujourd’hui, la technologie est capable de conduire toute seule, mais il ne faut pas oublier la dimension politique et réglementaire, tout comme la capacité des sociétés à accepter ces voitures ou non. Aujourd’hui, on parle plutôt de niveaux d’autonomie. Ce sera sûrement comparable avec l’intelligence artificielle. » Olivier Ertzscheid miserait plutôt pour une sectorialisation de l’IA. Avec, par exemple, des avancées en médecine où cette technologie peut se révéler très utile.

Le secteur avait même son espace dédié au CES, où se mêlaient de l’anecdotique et de vraies innovations, comme de l’imagerie médicale portable. Mais cette technologie ne devrait pas bousculer le monde des lave-linge, quoique espère Samsung, dont le nouveau modèle dopé à l’IA « personnalise le lavage et le séchage en mémorisant les habitudes des utilisateurs et en utilisant l’apprentissage automatique pour suggérer des cycles », promet le communiqué de presse.

Mais, même lorsque d’autres marques que les Gafam proposent des innovations à base d’IA, ces Gargantua des nouvelles technologies se retrouvent à une étape ou l’autre du nouveau process. « Un système d’IA est un millefeuille : il y a le développement des algorithmes, les corpus de données, la base d’entraînement, le modèle de langage, éventuellement le fine tuning (l’achat d’un modèle pré-entraîné sur une grande base de données qu’il faut ensuite réentraîner ou affiner pour l’usage souhaité – NDLR)… Les Gafam peuvent intervenir à chaque niveau », explique Olivier Ertzscheid.

Sans parler d’éventuels besoins de location de puissance de calcul ou de stockage dans les centres de données, secteur où les poids lourds s’appellent Amazon et Microsoft. « Tant que ces technologies resteront dans leur giron, elles serviront leurs intérêts, qui sont avant tout économiques, qui deviennent de plus en plus idéologiques, conclut Olivier Ertzscheid. C’est très visible dans le cas d’Elon Musk mais reste tout aussi vrai pour l’ensemble de cet oligopole. »

Le chercheur ne masque pas son inquiétude. Car, lorsqu’il s’informe via un moteur de recherche, l’utilisateur a accès aux sources primaires de l’information : les sites. Même si le moteur les hiérarchise d’une certaine manière. Mais le travail d’interprétation est réalisé par le lecteur. « Là où ces IA font vraiment peur, c’est que lorsqu’on leur pose une question elles invisibilisent les sources, leur légitimité, comment l’information est traitée… On va être réduits à choisir entre Microsoft, Google, Musk et Facebook pour poser nos questions, sans avoir d’outil pour mesurer nos hypothèses de confiance », alerte-t-il.


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