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Mars/MAI MMXV - numéro dix

BRANDED les derniers cow boys -

Giulia Andreani

La fin de l’art brut - Caroline Corbasson KENNY DUNKAN - terrence malick - Un an après Élodie

Wysocki

-

le

capital

érotique




05

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édito par Laurent Dubarry

Art Les derniers cow-boys

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art La fin de l’art brut

Art What’s Happening Catherine Baÿ

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ART À la recherche du chaînon manquant. Les petites histoires d’Élodie Wysocki

Art Je suis Dan Perjovschi

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Art Non, la nuit n’est pas si noire

questionnaire Adeline Wessang

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SOMMAIRE B R A N D E D

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Art Il est venu le temps que la table (g)ronde

littérature Un an après de Anne Wiazemsky

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poRtfolio Giulia Andreani

littérature Pour en finir avec le capital érotique

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Ciné Terrence Malick et le paradis perdu

Comics par Alizée de Pin

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interview Kenny Dunkan

REMERCIEMENTS

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75015 Paris 47 rue

des Bergers

Galerie Michel Journiac Peter Downsbrough ExposerPublier et David Flaugher Julien Journoux Aurélie Pétrel et Vincent Roumagnac claude rutault Lawrence Weiner

Avec des œuvres de la collection de Daniel Bosser Vernissage le 7 avril à partir de 18h 8 - 17 avril 2015 ÉTABLI AFIN D’ÊTRE RENVERSÉ


ÉDITO s pr i n g

i s n’ t

fa i r

Ce numéro dix de Branded est comme le soleil à paris, il arrive avec un peu de retard, mais dans la joie. à vous les terrasses, les jolies filles en jupe, les beaux mecs en t-shirt. Vous allez pouvoir user de votre capital érotique en buvant du rosé. Dans ce numéro printanier on vous parle d’artistes, beaucoup, et de chili con carne aussi, de paradis perdu, de performance et d’art brut. Un numéro dense, pour fêter le beau temps, le soleil, la chaleur et les barbecues. à boire frais.

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Mars/MAI MMXV - numéro dix

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COPYRIGHTS

www.branded.fr Fondateur et directeur de publication : Laurent Dubarry laurent.dubarry@branded.fr

Page 16 : Élodie Wysocki Page 20 : Élodie Wysocki Page 21 : Élodie Wysocki Page 22-23 : Caroline Corbasson Pages 25 : Caroline Corbasson Page 26-27 : Caroline Corbasson Page 28 : Caroline Corbasson Page 30 : Pierre Gaignard Page 33 : Pierre Gaignard Page 34 : Pierre Gaignard Page 35 : Pierre Gaignard Page 52 : © ADAGP 2015. Photo : Benoit Mauras Page 53 : 2015 © de l’artiste Page 57 : Mathieu Bouvier / ATT Page 60 : Collection IAC/Rhône-Alpes © Blaise Adilon Page 63 : Photos : ExposerPublier Page 65 : Photos : Joséphine Kaeppelin Pages 73-87 : Giulia Andreani courtesy galerie Maïa Muller Page 92 : © StudioCanal Page 94-95 : Kenny Dunkan

Rédacteur en chef : Jordan Alves jordan.alves@branded.fr Directeur artistique : Léo Dorfner leodorfner@gmail.com Rubrique Art Julie Crenn julie.crenn@branded.fr Rubrique Livre Jordan Alves jordan.alves@branded.fr Rédacteurs : Florence Bellaiche, Ricard Burton, Stéphanie Gousset, Madeleine Filippi, François Truffer, Antonin Amy, Pauline Von Kunssberg, Ludovic Derwatt, Marie Medeiros, Mathieu Telinhos, Chloé Dewevre, Joey Burger, Ema Lou Lev, Jen Salvador, Benoît Blanchard, Len Parrot, Marie Testu, Benoit Forgeard, Alexandra El Zeky, Marianne Le Morvan, Blandine Rinkel, Mathilde Sagaire, Cheyenne Schiavone, Pauline Pierre, Virginie Duchesne, Marion Zillo, Florian Gaité, Tiphaine Calmettes, J. Élisabeth, Eugénie Martinache, Florence Andoka, Julien Verhaeghe, Anaïs Lepage, Pascal Lièvre, Mickaël Roy Contributeurs : Alizée de Pin, Jérémy Louvencourt, Julia Lamoureux, Morgane Baltzer, Camille Potte

EN COUVERTURE Giulia andreani Sans titre, de la série hear us marching up slowly - 2011

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Et ils disent qu’il s’est enfui

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La fin de l’art brut Florence Andoka

L’art brut est à l’honneur ces derniers temps dans les réseaux de l’art contemporain, art press 21 consacre un numéro au phénomène en 2013, les expositions de la Maison rouge où l’art brut figure en bonne place depuis son ouverture, rencontrent les échos de la critique. Pourtant cet engouement signe peut-être la fin de cette catégorie créée par Dubuffet. 1 art press 2, n° 30, Les mondes de L’Art Brut, 2013

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Vojislav Jakic - sans titre - sans date

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i Dubuffet dans la définition qu’il donne à l’art brut s’est parfois contredit comme le montre l’article Qu’est-ce que l’art brut ? de Didier Semin1, il convient néanmoins d’en convoquer la détermination la plus large donnée par le fondateur de cette catégorie. Ainsi, « Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écriture, etc.) de leur propre fond et non pas des poncifs de l’art 1 Semin Didier, Qu’est-ce que l’art brut ?, in art press 2, n° 30, Les mondes de L’Art Brut, 2013

classique ou de l’art à la mode. Nous y assistons à l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur, à partir seulement de ses propres impulsions. De l’art donc où se manifeste la seule fonction de l’invention, et non, celles, constantes dans l’art culturel, du caméléon et du singe. » Bien sûr on pourrait ébranler la désignation de Dubuffet en considérant tout d’abord l’hétérogénéité des artistes réunis dans sa propre collection. Il y a des médiums, des handicapés mentaux, des personnes ayant des troubles psychiatriques, des autodidactes. Tous ne sont donc pas fous, tous ne sont pas non plus parfaitement autodidactes et éloignés des réseaux de formation des artistes contemporains. L’artiste tchèque récemment découvert Lu-

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bos Plny figurant dans la collection de Bruno Decharme est modèle dans une école d’art, comment défendre alors que sa pratique serait détachée de son environnement professionnel. De même Alfred Marie artiste oeuvrant sous le nom d’A.C.M. a fréquenté l’école d’art de Tourcoing, et Vojislav Jakic a suivi une formation à Belgrade. La question du marché de l’art reste également problématique. L’art brut est devenu un objet de spéculation comme un autre, avec ses collectionneurs, ses marchands, ses relais critiques, ses institutions. Cet art rebaptisé art outsider outre-atlantique est désormais parfaitement intégré. Certes les artistes concernés ne souhaitaient pas nécessairement entrer dans cette danse. On découvre le travail d’Henry Darger et Morton Bartlett après leur mort. Pourtant cela fait-il de Vivian Maier une photographe Brut, comme l’étiquette a été attribuée parfois à Miroslav Tichý ? L’artiste brut désigne en négatif la mauvaise conscience de l’artiste contemporain qui serait un artiste professionnel spéculateur, agissant par désir de gloire. Au contraire, l’artiste brut au cœur de cette mythologie romantique en quête de pureté serait un écorché vif désintéressé, débarrassé des affres capitalistes de l’ego, faisant de l’art qui réponde impérieusement à la noble expression de sa vision du réel. Ce duel virtuel de Jeff Koons contre Van Gogh est débouté lorsque l’on constate que la grande majorité des jeunes artistes issus d’école d’art ne vivent pas de leurs productions. De même le lien entre la vie et l’œuvre qui serait rendrait émouvantes les productions bruts reste un critère de classification éculé tant Fluxus a clamé le mélange de la vie

comme art ou de l’art comme vie. On pourrait également imaginer que l’art brut repose sur une parenté plastique entre les œuvres. Beaucoup d’artistes reliés à l’art brut utilisent la figuration et la saturation des espaces par des tracés. Le dessin et la peinture sont des mediums très représentés dans la collection de Dubuffet visible à la fondation de Lausanne. Le retour en grâce de l’art brut correspondrait-il à une réaction face aux tendances épurées et conceptuelles de l’art contemporain ? Le raccourci est trop rapide parce que la peinture figurative n’a jamais disparue des réseaux institutionnels. L’univers plastique des artistes bruts rejoint souvent celui de ceux qui ne sont pas rangés dans cette catégorie comme le souligne habilement Catherine Francblin, selon laquelle : « On découvre ou redécouvre ce que d’aucuns doivent à l’art brut : Annette Messager à Jeanne Tripier, ou Elmar Trenkwalder au Facteur Cheval et à l’artiste visionnaire autrichien Franz Huemer »2. Le dialogue existe dans les deux sens, les artistes bruts font aussi écho à des classiques qui les précèdent. Ainsi Richard Dadd dont le parcours de vie rappelle celui des artistes brut, peint entre 1855 et 1864 alors qu’il est interné en Hopital psychiatrique The Fairy Feller’sMaster Stroke qui n’est pas étranger à l’univers de Bosch. Sur quel critère repose alors l’art brut qui donnerait sens à cette « folie » actuelle qu’il engendre selon le titre de l’ouvrage de Roxana 2 Francblin Catherine, Un Nouveau regard sur l’art brut ?, in art press 2, n° 30, Les mondes de L’Art Brut, 2013

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Azimi3 ? Cette question n’a de sens que si l’on se demande pourquoi cette désignation à d’abord été créée par Dubuffet pour regrouper un certain nombre de productions et les faire exister comme œuvres d’art. L’exposition du LAM de Villeneuve d’Ascq intitulée L’Autre de l’art nous éclaire. Il y aurait le développement de l’art moderne dont l’art brut serait ainsi une source, au même titre que les dessins d’enfants et les arts premiers collectionnés entre autres par les surréalistes. C’est dans cette trilogie du noir, de l’enfant et du fou que s’esquisse cet autre qui nourrit la pratique des avant-gardes. Cet autre de l’art est surtout l’altérité désignée par le sujet tel que le définit Descartes. Le cogito cartésien fonde le sujet sur la conscience réflexive et donc sur la raison, créant ainsi une marge où sont assignés à résidence les irrationnels. C’est alors dans une perspective critique, par rapport à ce qu’est la rationalité moderne, que la notion d’art brut tend à valoriser la production de ceux qui ne sont pas cadenassés par la raison : les psychotiques, les médiums, ceux qui ont échappés au formatage des écoles. C’est aussi ce que dit Breton en intitulant un article L’Art des fous, la clef des champs4. La valorisation des productions marginalisées leur donne une existence d’œuvre d’art, leur assure une légitimité. On expose et on écrit sur ces artistes dits singuliers, pourtant ils continuent à exister à la marge, en face d’un système considéré comme normal. L’exposition du Museum of everything, collection de James Brett, a fait escale à Paris en 2012. Présentée dans un lieu à l’abandon, la scénographie labyrinthique révèle une dimension pittoresque loin du conventionnel white cube. Un folklore de la 3 Azimi Roxana, La Folie de l’art brut. Paris, Editions Séguier, 2014. 4 Breton André, L’Art des fous, la clef des champs, in Cahiers de la Pléiade , 1948-49.

marge se dessine. La notion d’art brut si elle accompagne la déconstruction de la subjectivité cartésienne, ne relève en réalité que de sa première phase, puisque bien que l’existence de celui qui a été désigné comme autre trouve un regain d’humanité, la séparation perdure. Si rien de définit clairement l’art brut alors déjà s’annonce sa disparition, grâce à des expositions qui rompent la frontière de l’art brut et non brut. Ainsi Catherine Francblin relève les gestes d’Harald Szeeman qui fait appel à l’art brut au sein notamment de la Documenta 5 en 1972, de la quatrième biennale de Lyon de 1997. Pourtant, c’est l’exposition organisée par Jean-Hubert Martin, Magiciens de la Terre, en 1989 au Centre Pompidou, qui représente pour la critique d’art un événement majeur qui « précipite l’éclatement des catégories » des productions artistiques. Là encore ce geste d’ouverture peut être compris comme la récupération de la marge par la norme en évolution, phénomène précipitant dans une perspective téléologique toute culture underground, marginale, invisible vers l’absorption par la culture dominante. L’art brut en tant que catégorie est donc voué à disparition parce que les productions désignées entrent dans la confrontation avec l’art en général, contemporain comme passé. Ce dernier mouvement accompagne encore la destitution du sujet cartésien dans la mesure où l’on voit dans l’histoire des idées une critique post-moderne donner naissance à une nouvelle subjectivité. Ainsi se dessine une opposition très forte entre le soupçon jeté par Descartes à l’égard des sens jugés trompeurs et dont les perceptions sont ainsi incapables de servir de fondements à une connaissance certaine et cette revalorisation de l’expérience sensible à laquelle donne lieu la phénoménologie dans une perspective nietzschéenne. Nietzsche avant les phénoménologues dresse le concept

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de dionysiaque contre le cogito cartésien et replace le corps et la sensation au fondement de l’humain5. Ainsi Husserl fait émerger le Leib, c’est-à-dire le corps vécu, sensation éprouvée qui émerge dans le contact des mains entre elles. Cet excursus permet d’entrevoir une nouvelle subjectivité née de la déconstruction du sujet cartésien fondé sur la raison. Cette nouvelle subjectivité bien sûr refuse de se nommer comme telle, ultime désaccord avec le père assassiné. Ce sujet post-moderne qui aurait refusé de « s’assujettir » selon le mot de Deleuze, pourrait être, le dionysiaque nietzschéen, le Leib husserlien, la chair de Merleau-Ponty, le Corps sans Organes deleuzien. Ainsi ce qui se joue dans l’art brut de sa naissance à sa disparition n’est-il pas profondément lié à cette histoire du sujet ? De cette irrationalité que désigne l’art brut à l’importance accordée à la sensation propre aux nouvelles définitions du sujet post-moderne, il y aurait peut-être Le Mur, l’exposition présentée à la Maison rouge à l’été 2014 qui dévoile une partie de la collection d’Antoine de Galbert et annihile la possibilité d’une histoire de l’art, comme la création interne de catégories en marge. Les œuvres d’Antoine D’Agata fréquentent celles d’ Aloise, comme de Jan Fabre ou de Madge Gill. Si le décloisonnement de l’art brut n’est pas vraiment nouveau le dispositif d’exposition, quant à lui, retient l’attention. L’accrochage des œuvres a été livré au hasard calculé d’un algorithme informatique. La médiation discursive a disparu. Aucun cartel ne rappelle au visiteur le nom des auteurs ni même les affres de leur 5 Heidegger dans Nietzsche. (Tome 1. Traduit de l’allemand par Pierre Klossowski. Paris, NRF Gallimard, 1971) estime que le philosophe de Bâle a redéployé la subjectivité dans le champ du sensible.

existence au côté des œuvres, devenues ainsi anonymes, sans contexte historique, ni terre d’origine. C’est donc la sensation, l’esthétique si l’on s’attache à l’étymologie du terme, qui est au cœur du dispositif de monstration des œuvres. Henri Maldiney, contemporain de Deleuze définit l’art comme étant « la vérité du sentir »6. L’œuvre d’art n’est pas le résultat de l’expression d’un artiste mais un lieu destiné à l’expérience du sentir. Le sentir ici est la sensibilité même, c’est-à-dire l’activité par laquelle apparaissent le monde, et le corps vécu dans le monde, sans distinction objectivante du monde par rapport au corps vécu. Sentir n’est pas percevoir, parce qu’il n’y a pas de dimension intellectuelle qui identifie des éléments et des espaces en vue d’une action sur les objets du monde. Cet effacement progressif de la notion d’art brut qui accompagne cet engouement actuel invite sans doute à considérer l’œuvre d’art sous ce prisme du sentir. Si l’œuvre d’art est dans la perspective de Maldiney un lieu où se révèle notre sensibilité, et pas seulement l’objet d’un savoir discursif, alors peut-être que d’une certaine façon c’est le brut qui l’emporte d’abord par le regard du visiteur débarrassé un instant de ce désir d’érudition habituel qui l’invite à considérer les cartels avant les œuvres.

6 Henri Maldiney, la vérité du sentir, in art press n° 153, décembre 1990. p 17

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À la rec h e r c h e du chaîn on m a nqua nt. les petites histoires

d’élodie wysocki « À tous les niveaux de civilisations, depuis les temps les plus reculés, l’une des préoccupations fondamentales de l’homme a été la recherche de ses origines. » André Leroi-Gourhan, Le geste et la parole

Marion Zilio

Page de gauche Portraits Papier canson sur caisson lumineux 2011

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rchéologue, archiviste, Élodie Wysocki est aussi à sa manière une naturaliste qui entame un étonnant dialogue avec les cycles de la vie : de l’échelle humaine, dans le temps court d’une mémoire individuelle, à celle des hominidés, dans le temps long d’une mémoire transgénétique. Dans son travail, il est question de portraits de famille qui semblent pourtant demeurer de parfaits inconnus, de chimères, de fantômes, de memento mori ou de fossiles. De toutes ces petites choses qui gardent la trace d’un passé, d’une empreinte ou d’un vécu, mais dont l’héritage reste lacunaire, percé par le trou de l’oubli ; comme ces visages à la trame perforée, irradiant de milliers de points lumineux,

tel l’apparition d’un lointain, si proche soit-il. S’attachant au fameux « chaînon manquant », Élodie traverse les méandres et les légendes de la saga darwinienne, et propose une vision de la vie qui s’oppose à sa division et la constitue comme sens et expérience sensible. Si sa démarche emprunte aux sciences naturelles ou à la nostalgie des archives, l’artiste se garde de tomber dans le réductionnisme taxinomique. Loin d’elle la volonté de trier, classer, organiser la vie ou le vivant dans un tableau synoptique. Bien davantage, Élodie déploie l’éventail des possibilités, déroule les inventaires, multiplie les collections afin d’y glisser des formes transitionnelles à l’apparence à la fois artificielle et naturelle, à mi-chemin entre l’homme et l’animal, l’animé et l’inanimé, la vie et la mort.

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Les Darwinettes en sont des fictions provisoires ; elles incarnent cet élément imaginaire et « entre-deux », mis en scène sur des socles d’autopsie ou des présentoirs de cabinets de curiosité. Moulé au plâtre, à même le corps (le sien ou celui d’enfants), l’artiste recouvre ensuite les enveloppes de résine d’une fourrure synthétique. Devenues peluches, ces Darwinettes – figées dans le sommeil éternel des momies et de leurs poses si révélatrices des rites d’une époque –, affirment, tout en le niant, le mythe d’une forme intermédiaire, entre l’homme et les grands singes : une créature au féminin que la science, érigée par les valeurs mâles, n’a malgré toute sa fantaisie, jamais osé concevoir. Les Darwinettes, qui ont tout du vrai comme du faux, troublent par le calme et la sérénité qui s’en dégagent. Comme endor-

mies, privées d’orifices, elles signalent leur impossibilité d’exister et la féérie qui accompagne le spectacle de la vie et de la mort. Au centre de son œuvre, le corps, donc, pris dans une tension entre bios et zoé, entre la vie sociale et la vie biologique. Un corps rendu d’autant plus présent par son absence ou son effacement progressif, ses mutations vers celui, augmenté, des bodybuilders, ou sa lente désintégration par les insectes nécrophages – à l’image de Diptera, la mouche de néon, faisant partie de la première escouade appelée par les bactéries libérées par le corps mort. Vanité contre vanité, Élodie renverse avec une douce ironie la peur et les croyances de l’homme face à sa finitude. Faisant sienne la maxime « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme »

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Canibale, broderie sur coton attribuée à Lavoisier, l’artiste travaille le cycle continu de la vie dans l’au-delà d’une fascination pour le corps. Parce que le cycle de la vie va bien au-delà de la mort et se prolonge dans les rites, les totems et les tabous, l’artiste entame une série de portraits post-mortem, de visages mortuaires, de Madone avec leur nouveau-né mort dans les bras, de Cannibales, persuadés de perpétuer le cycle des réincarnations. L’univers d’Élodie trouve toujours sa justesse à travers la manière dont elle traite ses sujets : lenteur de l’aiguille qui perce les visages de milliers de trous ; automatisme du tissage qui brode des corps patiemment exercés et gonflés de protéines sur des toiles de coton vieillies.

Répétition des gestes jusqu’à l’usure, jusqu’au point de non retour. Dans les memento mori, les crânes sont modélisés en mousse de canapé et recouverts de tissu monogrammé, comme pour leur assigner un dernier cérémonial, de sorte que ce n’est pas tant la forme que la dynamique spécifique du mouvement créateur qui semble se prolonger ici. Un peu comme la vie, dont Georges Canguilhem rappelait qu’elle s’envisage tout autant dans ses vicissitudes et ses échecs, que ses transgressions spontanées. La vie, chez Élodie Wysocki, s’entend comme pure matière fluente ne connaissant ni distinction ni frontière entre les genres, les espèces, les sujets ou les substances, toujours prise dans une tension entre trajectoire linéaire et indétermination vitale, contingence et nécessité, apparition et disparition.

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Portraits - Papier canson sur caisson lumineux - 2011

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Non, la nuit n’est pas si noire Julien Verhaeghe

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n abandon primordial parcourt les œuvres de Caroline Corbasson. Il se manifeste par un très vif intérêt pour les phénomènes inhabités, ceux qui sculptent les paysages et dépeignent des lois cosmiques. L’artiste pose ainsi son regard sur les tourbillons de poussière qui tachettent la surface des planètes, les arabesques marbrées qui fluent sur les reliefs escarpés, les lignes concentriques, reflets de volutes électromagnétiques qui, par une intrigante beauté, mêlent l’impertinence du hasard à la régularité d’un ordre presque scientifique. Les teintes employées oscillent entre les bleus nuancés des ciels éthérés et les gris charbonnés du graphite, témoignant d’un univers optique où dominent les étoiles et les voyages planétaires. En cela, le regard de fascination que l’artiste porte sur ces mondes

inconnus rejoint celui des premiers hommes, eux qui surent combiner soif de connaissance et rêveries impénétrables. Pour autant, ce n’est pas la science mais l’esthétique qui prédomine. L’artiste en effet déjoue la part accordée traditionnellement au calcul, à l’information et à la préméditation et, alors que la géométrie ou la rationalité font exister la beauté dans les corps et les mesures, elle s’arrête au contraire sur les circonvolutions de la matière, les effluves qui s’agitent de façon aléatoire et la spontanéité des processus plastiques. De là cet attrait pour les coulures et les projections, mais aussi pour ces tracés qui s’enveloppent et se développent, à la manière des lignes de niveau topologiques qui jalonnent les cartes géographiques.

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Ether - Aérosol sur verre - 30 x 30 cm - 2012 La géométrie, toutefois, n’est pas occultée, elle est appréhendée comme dans la série Ether pour sa poésie mystérieuse et minérale, faisant écho à des temps géologiques qui moulent et modulent les substances élémentaires. Nous comprenons que l’artiste sollicite les formes naturelles qui se convulsent, qui se condensent, qui se cristallisent, insistant dans un premier temps sur leur imparable élégance – à l’image de la surface miroitante de ces polyèdres aux éclats violacés – pour ensuite se laisser inonder par la vastitude des forces agissantes. Dès lors, si le regard de l’artiste est plus que tout encouragé par des préoccupations esthétiques et sensibles, il témoigne surtout d’une forme de vertige, celui que la petitesse de la condition humaine initie face à la grandiloquence des échelles cosmiques. C’est ce que suggère,

par exemple, la série Dust to Dust, dont le titre laisse entrevoir une dynamique où les corps insignifiants se mêlent aux corps mirobolants. La poussière et les projections de peinture ainsi exaltent la pléiade d’étoiles tapissant le ciel. Cette solitude du genre humain apparait également dans la série photographique Signals. Au loin, une silhouette nous fait signe à l’aide d’un miroir. Devant le tumulte de ces paysages égarés, nous voilà sollicités par l’artiste, à l’exemple des phares maritimes guidant les navigateurs émoussés par la brume et l’obscurité. L’idée d’égarement constitue en effet un motif essentiel, comme nous le percevons sur les Blackout Maps noircies de poussière, ou sur les globes terrestres intégralement recouverts de graphite de la série Eclipse. Dans ces deux travaux, une insistance pour le matériau et

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Blackout Maps - Poussière et aérosol sur carte - 70 x 60cm - 2013


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Blackout Maps - Poussière et aérosol sur carte - 2013

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l’objet. Le papier suranné répond au socle de bois de facture classique, les surfaces texturées se distinguent tout en absorbant la lumière. En cela, ces différentes pièces déjouent les affres du temps, leur présence en devient anhistorique, soulignant une désorientation temporelle que l’on retrouve dans les Blackout Books. Ici en l’occurrence, des livrets d’histoire de l’art aux pages jaunies par les années et dont on a remplacé les reproductions d’œuvres par des nuits constellées. Les mots, les récits et les faits de gloire qui composent les destinées humaines semblent dissolues, presque quelconques, au regard de l’amplitude spatiale et temporelle qui les surplombe. Il faut donc insister sur une forme de désorientation ou plutôt, sur l’évanouissement de tout repère. Or si devant l’immensité, nous pouvons nous sentir perdus, ce n’est pas que nous ignorons en quel lieu nous nous trouvons, c’est bien plutôt que nous savons être nulle part.

l’artiste, inconnus, parfois mystérieux, n’ont rien d’inquiétant. Au contraire, ils fascinent, stimulent, invitent à la découverte ou altèrent nos modes de perception, comme ces béances qui conquièrent les sols archéologiques aussi bien que les cartes géographiques des Anomalia. Un dialogue se murmure entre ce qui est perçu et ce qui se voile, rappelant que ces étoiles qui brillent haut dans le ciel n’en sont pas moins des plus obscures, car elles ne nous disent rien de plus que ce qu’elles furent jadis, il y a peutêtre des milliards d’années. Inversement, là où gît la plus opiniâtre noirceur, nul ne peut dire la multitude de questions qu’il nous reste à poser.

Là sans doute repose la subtilité du travail de Caroline Corbasson, lui qui réfléchit le paradoxe d’Olbers : il n’est pas une région du ciel qui ne contienne quelques milliers ou millions d’étoiles, pourtant, la nuit nous semble noire. Pareillement, ces paysages qu’investit

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LES DERNIERS COW-BOYS

The Land Where Montains Float, 2014 Pierre Gaignard

Anaïs Lepage

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ne plaine aride et poussiéreuse sous un ciel azur transparent, des montagnes rocheuses couleur rouille dessinées au cordeau en toile de fond, ça et là des amas de pneus usés et un arbuste au feuillage éparse et sec ; l’arrière-cour d’un garage sans doute. Un homme à l’allure de mec pas clair, sorte de vieux sage qui en a vu d’autres, se tient face au soleil, très naturellement juché sur un bac en fer retourné et adossé à un baril d’huile de moteur usagée. On peut lire « waist oil » en capitales blanches sur le métal rouge, comme une évidence. L’Amérique, le SudOuest du Texas, le désert en quelques signes. Le décor est planté. Du haut de son piédestal de fortune, cet homme-là nous raconte avec

le phrasé si reconnaissable du sud profond, l’explosion invraisemblable d’une gigantesque boîte de haricots rouges qui, un soir, projeta l’intégralité de son contenu sur plus de cinquante mètres à la ronde, laissant s’abattre sur les festivaliers du Championnat International de Chili con carne de Terlingua, une pluie de légumineuses. Nous ne verrons pourtant jamais cette scènelà dans le film qui va suivre. Micheal Kasper comme nous l’apprendra le générique, n’est pas le héros de l’histoire qui nous sera racontée, un simple commentateur, un guide rencontré par hasard. Et ceci est un documentaire, ou presque.

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Chaque année depuis 1967 à lieu ledit Championnat International de Chili con carne dans la ville fantôme de Terlingua dans le désert de Chichuaha qui longe la frontière mexicaine. Chaque année en novembre, les ruines se peuplent de « chiliheads » qui se réunissent en l’honneur de ce plat pour élire un nouveau champion. En 2013, Pierre Gaignard se rend à la 47e édition avec l’ambition sincère de tester sa recette et de rencontrer le gagnant ; il ramène de ce voyage un film hétéroclite construit comme une exploration aux accents romantiques, une observation distante et bienveillante de cette communauté qui à tout d’un récit légendaire. De cet événement folklorique lié aux racines les plus terriennes de la culture américaine (la recette du Chili con carne est inscrite dans la constitution des État-Unis comme le plat officiel de l’état du Texas), nous n’apprendrons que tardivement les rudiments. Les us et coutumes nous serons montrés mais leur sens à peine révélé. Avec un certain art de la digression propre au style documentaire, le film progresse par éloignement et rapprochement de son sujet. Là, on s’attarde sur l’immensité du paysage pour donner le contexte (le Rio Grande) ; ici sur un témoignage à la pertinence indiscutable (le Chili du Texas, c’est super bon) ; on montre la fête et les corps qui se dandinent (le soir, la musique Country), et les longs instants de vide et d’ennui ou la vie pragmatique reprend ses droits (l’installation dans le campement et les pneus qui s’embourbent, de nuit toujours). Mais tout cela sans voix off et avec un sens de l’anachronisme parfaitement maîtrisé. L’issue du championnat nous est donnée d’avance, de même que le nom du vainqueur. Il n’y aura pas de chronologie des événements et des victoires, pas de classement immédiat des vainqueurs et

des perdants, comme pour désamorcer une intrigue facile, un déroulement trop attendu. Ce n’est qu’à la 22e minute que l’on nous donnera, enfin, la véritable recette du Chili (que de la viande et du jus, voire un tout petit piment, mais attention, sinon c’est la disqualification) et à la fin, cette fois-ci contre toute attente, nous aurons droit à un concours des plus gros seins nus qui pendouillent jusqu’à la taille. Cette séquence est peut-être la plus hallucinée de tout le film. Véritable « beer & boobs party », la scène est arrangée comme un clip MTV du début des années 90 à grand renfort de filtre rose fuchsia, de gros plans et de ralentis bien sentis sur les déhanchés outranciers et les grosses poitrines, de dédoublements et superpositions d’images, et d’un montage syncopé sur de la techno-house bien putassière. Tout y est. Nous sommes à la fois très proche et très loin de la réalité du championnat. Si le thème s’y prête, il est moins question de documenter une pratique culturelle d’un point de vue social ou anthropologique à la manière de Jeremy Deller dans ses Folk Archives, que de s’attacher à des personnages, des images, et des situations cocasses ou cauchemardesques. À se demander si tout cela ne tient pas du prétexte. Dans l’économie du film, on ne trouvera pas d’autre logique que celle de la rupture. Rupture de ton et de registres d’abord, on passe très librement de la contemplation poétique à l’absurde le plus déconcertant, de la confession émouvante à l’angoisse sourde, de la grivoiserie décomplexée à la parabole métaphysique. Mais aussi d’esthétiques et de rythmes par les différents types d’écritures qui se juxtaposent au gré des séquences : des « stand up » dialogués et

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mis en scène viennent ponctuer des moments de vie brute au charme Strip-teasien ; tandis que de véritables clips s’immiscent dans des panoramas très Western Spaghetti et compagnie. La narration semble alors avancer par contretemps où la musique et le son, mélanges de bons vieux standards de rock’n’roll, de bruits d’ambiances volés sur place et de morceaux composés pour l’occasion, agissent comme un vecteur de transition et de transformation. C’est par l’habillage sonore que des personnages se dessinent, que se glissent les indices d’un autre récit possible et s’anticipe le drame à venir ; et ce parfois, en complète rupture avec ce qui nous est montré. Une façon d’annoncer que le véritable enjeu du film excède les images et le sujet, dépasse la simple chronique d’un concours culinaire pour une poignée d’aficionados.

De ces changements incessants de tonalités naissent des oppositions universelles : à chaque instant, l’ombre du passé glorieux plane sur le Festival International du Chili con carne et ses participants, l’histoire de la ville fantôme et des ruines de Terlingua se mêle aux réminiscences cinématographiques de l’Ouest Américain. Le grandiose côtoie le factice. L’ancien, un nouveau de pacotille. Par les références au folklore texan et au cinéma des grands espaces, la fabrication et la dégustation du Chili deviennent une cérémonie vernaculaire qui n’a d’autre but que de prouver la survivance du mythe. Cow-boys, indiens, antilopes, la terre hostile à conquérir, la route comme seule voie d’exploration, tout y passe. Pierre Gaignard recense les clichés du genre en une série de motifs traités avec admiration et dérision. Dans ce décor, des Hummers et autres 4x4 ont désormais remplacé les chevaux dans le rôle de démonstration de la virilité, les animaux sont presque tous de l’ordre du carton pâte, du pastiche, réduits à

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l’état de petites créations manufacturées que l’on vend sur les marchés, ou à un serpent en plastique avec lequel on s’amuse et qui ne fait plus peur à personne. Il y a bien une mygale encore vivante, mais elle est presque trop belle pour être tout à fait redoutable. Le rituel de remise des prix a lui-même quelque chose d’artificiel, de suranné. Au sommet de sa gloire, le gagnant au bronzage douteux croule sous les boîtes de haricots, les réchauds et les bouteilles de whisky, ultimes offrandes disposées autour de lui, et gratifie la foule d’un sourire timide et malaisé depuis une scène de bannières publicitaires pour des marques de bières. Les éléments et acteurs réels forment ainsi des archétypes, des modèles d’exploration où l’héroïsme se mêle à la désuétude et le chaos au sublime. Lorsque, dans un grondement électronique, des nuages lourds et gris se rassemblent au-dessus d’un champs où trônent deux mystérieux blocs de béton, nous ne sommes plus

à Terlingua mais dans l’univers menacé de Take Shelter, où des forces plus grandes encore agissent en silence. Les scènes de nuits, apparemment anecdotiques, presque inaudibles, mal éclairées à la lampe de poche sont en réalité fondamentales dans la symbolique du film. Elles constituent les métaphores de la descente dans les entrailles du monde, dans le royaume des hommes perdus et déchaînés. Le campement est le lieu des démons et des gros bolides de l’enfer, du masculin et du primitif où l’on se rassemble autour du feu de camp, la force vive, dans les rugissements des moteurs. À l’inverse, le rôle de Mike, situé hors des turpitudes du Festival mais les connaissant toutes, rappelle le coryphée du drame antique, il commente les événements et leur donne un sens à travers les âges. Nous ne saurons distinguer la part de réel et la part de jeu dans son personnage mais par son intermédiaire, le récit d’une querelle pour l’emplacement du Festival rejoue

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le drame fondateur de la guerre de Sécession, et la moindre anecdote prend un tour cosmogonique ou du moins spirituel. The Land Where Montains Float souligne la puissance du réel à engendrer d’autres récits, dissimulés, tenus secrets ou apparaissant sous une autre forme. La narration initiale racontant le couronnement d’un roi par un peuple indiscipliné sous forme de voix-off a disparu ; tandis que la rencontre avec Mike a donné naissance à une nouvelle non divulguée : « Mike, le poète mécanicien ». Le film est lui-même un récit parmi d’autres : celui d’un accident de voiture dans la vidéo Stainless Texas Car Crash, 2014, qui se prolonge par une sculpture du même nom. Ou donne lieu à la construction d’une étrange machine à impressions en aluminium. Les multiples teasers qui en sont issus, certains gardés au montage final et d’autres fonctionnant comme œuvres autonomes, sont autant d’outils de diffusion ou de promotion.

Et, pris indépendamment, ils produisent à leur tour d’autres histoires et d’autres usages. À la fin du film nous ne saurons presque rien sur le Chili con carne, à part qu’un jour il y eu des hommes qui, pour tromper l’ennui, s’implantèrent à grand renfort de mécaniques dans une terre hostile aux confins du monde, et que d’autres après eux se sont affrontés dans une lutte fratricide. Aujourd’hui, leurs descendants recherchent encore la recette du plus beau “bol de rouge” dans une quête infinie des origines. Et depuis lors, un homme chante à l’attention des montagnes au milieu du désert. Voilà les derniers cow-boys.

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What’s Happening Catherine Baÿ

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ans un monde où tout ou presque est devenu performatif, qu’est-ce que la performance en art met-elle encore en jeu ? Un petit rappel historique nous permettra de mieux comprendre tous les paramètres qu’active Catherine Baÿ dans une forme de sculpture sociale où le hap-

pening transforme les territoires et les scènes en espaces politiques contingents. Entre 1949 et 1959, date du premier happening, trois événements majeurs préfigurent une transformation radicale de la conception même de performance.

pascal lièvre

1949 : la philosophe Simone de Beauvoir publie Le deuxième sexe et rompt avec la pensée féministe essentialiste en posant les bases de ce que Judith Butler en 1990 théorisera dans Trouble dans le genre en énonçant que les notions de genre sont construites et performatives. 1951 : Hans Namuth filme Jackson Pollock réalisant ses action paintings, et ces images vont avoir un impact énorme sur toute une génération d’artistes étudiants des écoles d’art américaines. 1955 : le philosophe analytique britannique J. L. Austin présente une série de conférences sur les énoncés performatifs. Ces conférences sont rassemblées dans le livre Quand dire, c’est faire qui pose les bases d’une théorie performative des actes de langage, en anglais Speech Acts.

1959 : Allan Kaprow, élève de John Cage crée le premier happening de l’histoire de l’art : 18 Happenings in Six Parts. Il définit le happening comme : ce qui est en train de se produire lors d’un rituel le mettant en scène et impliquant la participation du public. Le terme happening signifie littéralement, ce qui arrive ou ce qui relève d’une action immédiate. Le verbe anglais perform signifie réaliser, accomplir, dans le sens d’une action, ici et maintenant et non pas d’une simple exécution. L’espace de présentation est appelé environnement. Il correspond souvent à des lieux inhabituels pour l’époque et propose d’explorer d’autres scènes : espaces publics, rue etc....

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Le public peut intervenir dans ces scénarios et devenir partie intégrante de l’œuvre. De nouveaux termes apparaissent et segmentent très rapidement ce mouvement, l’event, l’improvisation, le body art, la performance et s’internationalise avec le mouvement Gutaï au Japon ou les actionnistes à Vienne. Dans les années soixante-dix, Joseph Beuys crée le concept de sculpture sociale et affirme que le seul acte plastique véritable consiste dans le développement de la conscience humaine. Pour Beuys, l’art c’est la vie. L’acte, l’art en action est plus important que l’œuvre d’art, il est destiné à tous et à toute la société. C’est un art politique au sens philosophique du terme, parce qu’il participe aux débats et à l’élaboration de la société. La nécessité de l’art doit être élargie à tous les domaines et non plus seulement faire figure de pratique dans le monde de l’art. Si les années soixante-dix furent politiques et féministes en explorant ce que peut ou non un corps performatif, les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix virent un ralentissement du nombre de performances au profit d’une exploration intime du corps avec un nouvel outil : l’art vidéo. Les années deux mille voient l’apparition de re-enactment, l’heure est à la relecture et à l’appropriation. La performance fait un come back fracassant, Marina Abramovic ou Tino Sehgal sont exposées au Musée Guggenheim de New York. L’institution se réapproprie, historise, fige et érige en autorité la performance. Le marché transforme en icônes les traces/archives historiques des performances enfin un peu partout des expositions ressuscitent des

figures jusqu’ici considérées comme minoritaires ou complètement oubliées. Aujourd’hui, pour toute une génération d’artistes, il est temps de redéfinir ce que l’on entend par performance, de tout remettre en jeu, de ne plus simplement rejouer mais de s’approprier autrement l’histoire, de mediumiser autrement la performance. Une performance objet, qui puise notamment ses sources dans la sculpture, une performance qui active plutôt Constantin Brancusi ou Bertrand Lavier, mais à la manière de Allan Kaprow ou Joseph Beuys, et crée un geste sculptural avec un soclage performatif, ce que tente de faire Catherine Baÿ. Chaque mois, l’événement METAXU et son commissaire Nicolas Gimbert invite un plasticien qui a carte blanche pour transfigurer ou se réapproprier un commerce de la rue Joseph Dijon à Paris (XVIIème). Après Pascal Lièvre dans un salon de coiffure pour dames, Alain Declercq dans une auto-école et Tom de Pekin dans un restaurant savoyard, Catherine Baÿ a choisi d’investir la laverie automatique. Elle installe une table avec une nappe blanche sur laquelle sont posés des petits fours, il est vingt heures, la laverie automatique est occupée par des clients étonnés, pliant leur linge en observant d’un œil ce qui se passe. Une femme habillée d’un tailleur sombre et d’un chemisier bleu est assise sur une chaise, la tête posée sur la table, les yeux ouverts, son corps ne bougera pas jusqu’à la fin du happening. Le public arrive et reste d’abord massivement dans la rue regardant à travers les vitres. Les passants s’arrêtent aussi, des clients entrent

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et sortent de la laverie. Les questions commencent à fuser : Qu’est-ce qui se passe ? Qu’estil arrivé à cette femme ? Pourquoi ne bouge t-elle pas ? C’est quoi ces petits fours, c’est pour quelle occasion ? D’autres encore : Je peux quand même laver mon linge ? Je peux le plier ? Petit à petit le public répond à toutes ces questions, c’est une performance, c’est de l’art, c’est un buffet pour vous, pour nous, pour tout le monde. Le public devient le médiateur et explique comme il peut ce qui se passe, mais plus encore se risque à définir ce qu’est une performance, ce que c’est que l’art et surtout pourquoi c’est là. Le public devient performatif, médiateur, il n’est plus seulement là pour regarder voir même participer, il est aussi là pour informer et définir l’événement. Pendant une dizaine de minutes, tout semble suspendu. Tout le monde attend qu’il se passe

quelque chose. Presque plus personne ne bouge vraiment. Il y a de plus en plus de monde, autant dehors que dedans. Personne n’ose toucher aux petits fours. Il y a une tension palpable, un désir réel pour la plupart de goûter mais aussi de regarder, agir et/ou regarder les autres agir. Des hommes et des femmes sont toujours occupés avec leur linge, des enfants commencent à s’impatienter. Puis c’est parti, une, deux, dix personnes vont commencer à manger. Contrairement aux vernissages dans les lieux d’exposition où le buffet est dévalisé en quelques minutes par une foule de gens prêt à tout pour attraper quelque chose à boire et à manger, ici les gens prennent leur temps, savourent, continuent à parler entre eux. Petit à petit, les petits fours disparaissent, le rythme ralentit au moment où il n’en reste plus

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qu’une dizaine. Les derniers sont très proches de la tête de la femme aux yeux ouverts qui ne bouge toujours pas. Les gens hésitent à les prendre. Un à un, sous l’observation de l’ensemble des autres convives, certains se risquent à en attraper un, chaque fois cela déclenche des commentaires, plus que quatre, trois, deux. Qui va prendre le dernier ? Qui va oser ? Une femme avec un manteau de fourrure, s’approche et le prend sans hésiter. Surgissent alors des applaudissements, le buffet est entièrement dans le corps des actants qui forment le public. Mission accomplie. A un moment, un des spectateurs fait un malaise dans la rue, des personnes appellent le SAMU, d’autres pensent que la performance continue, que peut-être ce n’est pas vrai, cependant très rapidement il n’y a plus de doute possible, c’est vraiment un malaise. Le SAMU arrivera quelques instants plus tard. L’espace

et le temps de l’acte performatif est hors de contrôle, il matérialise tout ce qui se passe dans la rue, dans la laverie, la confusion s’installe. D’autant que personne ne sait si c’est fini ou non, la femme est toujours là, immobile, il n’y a plus rien à manger. Du coup ça relance les questions, chacun tente d’y apporter une réponse : Oui c’est fini ou non c’est pas fini ou d’autres encore : je ne sais pas. Petit à petit, cependant le public se divise, certains partent, d’autres restent continuent à discuter. La plupart sont ravis, ils ont pris des photos, ils ont discuté, revu des amis, croisé leurs voisins ou simplement lavé leur linge. L’espace de la laverie automatique est devenu pour une heure, un lieu différent, inhabituel. Certains ont appris ce qu’était une performance, d’autres se sont régalés en mangeant les petits fours, la majorité ont été très attentif à cet étrange dispositif, à sa part de mystère aussi, d’autres ont sem-

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blé y trouver peu d’intérêt, passant très vite, ou sortant de la laverie, l’air un peu distant. Quand il n’y a plus personne dans la laverie et que le public a fini par quitter les lieux, la femme toujours assise, toujours immobile, se relève et quitte elle aussi la laverie, cette fois-ci, c’est vraiment fini. L’histoire de l’art est riche d’événements culinaires, comme ce festin que Meret Oppenheim organisa sur le corps d’une femme nue en 1959. Dans les années quatre-vingt dix Rirkrit Tiravanija et Tsuneko Taniuchi créent leurs premières performances en proposant chacun un dîner comme œuvre. Nous sommes en pleine esthétique relationnelle que son théoricien Nicolas Bourriaud définit comme « une théorie esthétique consistant à juger les œuvres d’art en fonction des relations inter humaines qu’elles figurent, produisent ou suscitent ». Radicalisant certaines expériences des années soixante, il en découlera au final une conception consensuelle de la relation, excluant la plupart des artistes dissensuels comme le souligne Claire Bishop dans son article Antagonism and Relational Aesthetics publié en 2004 dans la revue October. En 1990, à New-York, Tiravanija réalise sa première exposition personnelle, Pad Thaï, une exposition à la lisière de la performance, dans laquelle il propose aux visiteurs un repas thaïlandais. Tiravanija définit son art comme un art de la rencontre, de la proximité, qui tend à créer des espaces de convivialité, en explorant une nouvelle forme de paradigme esthétique basé sur l’interactivité. Le spectateur est invité à participer activement à l’œuvre, et c’est

leur participation qui crée l’œuvre. Le visiteur devient voisin. L’artiste cherche à former, au sein des galeries, des micro communautés, des espaces de convivialité, comme en réaction à la croissance exponentielle du monde. En 1995, Tsuneko Taniuchi crée son premier micro événement, Ato no-matsuni / Trop tard. Elle invite des personnes issues du microcosme artistique à un banquet dans une galerie d’art. À cette occasion, elle réalise des recettes provenant de différents pays. Selon un scénario conçu à l’avance puis exécuté avec l’aide d’un complice, le déroulement de la soirée aboutit à une dispute qui vient rompre l’entente créée au sein du groupe. Taniuchi introduit l’élément glaçant du dissensus dans l’esthétique relationnelle, en convoquant le motif de la dispute. En 2015, Catherine Baÿ, ne cherche pas à créer une micro communauté encore moins à porter un regard critique sur l’esthétique relationnelle, mais bien à redéfinir l’acte même qu’invente le happening et l’éprouver dans un espace fonctionnel et déjà relationnel qu’est une laverie automatique. Ce que présente Baÿ, n’est pas un dîner mais un buffet, cet étrange objet présent autant dans les entreprises, les familles ou les vernissages d’expositions. L’ouverture du buffet pour tous ceux qui l’ont vécu est le moment performatif par excellence du public. En quelques instants les visiteurs d’une exposition se transforment en actants allant jusqu’à perdre toute contenance pour attraper une coupe ou un petit four, une sorte d’hystérie peut saisir une partie du public et en effrayer aussi une autre, c’est le happening par excellence dans sa transcription mondaine.

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A la manière de Bertrand Lavier posant son frigidaire sur un coffre fort, Catherine Baÿ socle, le buffet sur une laverie automatique puis elle y introduit le corps du performer qui ne bouge plus, qui n’agit plus, qui performe l’inaction. Cette inaction, est actée par une femme, un corps de femme qui ne bouge pas, qui mime l’immobilité. Ce que Baÿ propose, plutôt c’est de mettre en jeu autre chose qu’un corps performatif qui acte tous ses possibles devant des spectateurs ébahis et ravis mais bien de transformer le public, de le rendre actif et non interactif, responsable afin qu’il puisse s’emparer du dispositif mis en place par l’artiste, le définir, le performer, sans mode d’emploi. Ici c’est le dispositif qui performe, c’est pour cela que l’on peut évoquer la dimension sculpturale de l’objet mais aussi voir apparaître une

tension entre le hasard, la contingence et la nécessité. Le hasard dans son acception la plus courante se définit comme une absence de buts, de fins, d’intentions. Il renvoie à la négation du sens ou de la raison d’être de toutes choses. Le hasard consiste à proclamer le non-sens ou le caractère absurde ou sans raison du monde tel qu’il se dévoile à nos yeux et nos consciences. Alors qu’un phénomène contingent est dépourvu de toute nécessité. Il est mais il pourrait ne pas être. Il est comme cela mais il aurait pu tout aussi bien être autre. Alors que le hasard exclut l’idée de sens ou de finalité, la notion de contingence affirme autant l’une que l’autre car il peut y avoir également du sens ou du non-sens.

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Le dispositif créé par Catherine Baÿ est-il abandonné au hasard dans l’exploration d’un nonsens absolu ? Est-il au contraire créateur autant d’un sens possible ou impossible laissant la contingence opérer en affirmant que tout ce qui se passe ou ne se passe pas définit l’œuvre ? A moins que le dispositif en soi penche vers une nécessité en montrant dans son déploiement ce qui ne peut pas ne pas être ? En acceptant la contingence au sein du processus de production de l’œuvre, Catherine Baÿ lui donne ainsi la possibilité d’échapper à la narration, à l’interprétation ou même à la présentation sans qu’aucune explication nécessaire ne puisse rendre compte de ce qui se passe. Le buffet soclant la laverie automatique, le corps de la femme immobile, le public autour à l’intérieur et à l’extérieur, sont les éléments du dispositif convoqué par l’artiste et non l’œuvre. Ici ce n’est pas l’interactivité entre les objets qui est en jeu, car qui dit interactivité suppose déjà une séparation entre les objets et le public ce qui exclut le regardeur de l’objet et le force à correlationner ce qu’il perçoit pour y trouver du sens. Non ici, il y a égalité des objets entre eux, laissant la possibilité ou non aux objets de correlationner ou non, sans distinction aucune entre eux, sans hiérarchie ni division, dans une neutralité contingente. C’est la puissance du dispositif qui met en scène le corps de l’actante performant l’inaction afin que l’objet sculptural puisse ou non créer par lui-même. Une performance orienté objet, dans la définition même de ce que propose la programmation orientée objet :

« La programmation par objet est un paradigme de programmation informatique élaboré par les Norvégiens Ole-Johan Dahl et Kristen Nygaard au début des années 1960 et poursuivi par les travaux d’Alan Kay dans les années 1970. Il consiste en la définition et l’interaction de briques logicielles appelées objets ; un objet représente un concept, une idée ou toute entité du monde physique, comme une voiture, une personne ou encore une page d’un livre. Il possède une structure interne et un comportement, et il sait interagir avec ses pairs. Il s’agit donc de présenter ces objets et leurs relations, pas plus pas moins. » (Wikipédia). Pas de désir de créer une communauté, encore moins d’y introduire du sens ce que l’art se plait souvent à montrer, non rien de tout cela : Catherine Baÿ pose des choses les unes sur les autres avec comme condition préalable une égalité parfaite entre tous les objets. Si la politique peut se définir comme ce qui a principalement trait au collectif, à une somme d’individualités et/ou de multiplicités, à sa structure et son fonctionnement, elle doit aussi être capable de laisser apparaître autant ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Laisser apparaître l’impossible, l’impensable, l’infigurable c’est construire avec les outils de la contingence une autre politique et inventer, créer ou non d’autres alternatives aux modèles existants.

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Je suis Dan Perjovschi florence andoka

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uite à l’attentat du 7 janvier 2015 à la rédaction de Charlie Hebdo, Hilde Teerlinck prend contact via Facebook avec Dan Perjovschi. Si la liberté d’expression est une notion qui a été sur toutes les lèvres médiatiques et anonymes depuis cet événement, Hilde Teerlinck choisit de poursuivre ce débat au sein du centre d’art et élabore avec Dan Perjovschi dès le mois de février l’exposition Pression liberté expression au Magasin. Les dessins de l’artiste ont d’abord été visibles dans la presse indépendante roumaine à laquelle il collabore toujours, pourtant Perjovschi est un habitué des centres d’art comme des musées puisqu’il a été choisi en 1999 pour représenter la Roumanie à la Biennale internationale de Venise. Son travail a fait également l’objet d’expositions individuelles au MoMA en 2006, à la Tate Modern en 2005, mais aussi à la Kunsthalle de Bâle en 2007. Dan Perjovschi revendique son attachement au dessin de presse, au journal comme objet de diffusion, loin des évolutions du numérique.

Comment le dessin de presse peut-il s’emparer de l’espace du centre d’art ? Bien sûr le dessin de presse n’est pas une catégorie en soi, il est avant tout un dessin faisant son apparition au sein d’un dispositif spécifique, celui du journal. Le parcours de l’exposition est celui de l’échappée du dessin hors de ce médium. Si Perjovschi a conçu pour l’exposition un journal que les visiteurs peuvent emporter avec eux, ses dessins recouvrent aussi les murs des salles du Magasin. La porte d’entrée de l’institution est recouverte de signes noirs alors qu’une autre pièce est maculée de tracés réalisés à la craie blanche. L’une des premières salles est consacrée aux éditions de l’artiste et reprend des journaux déjà parus. Un carnet noir de Perjovschi a été reproduit afin que l’on puisse entrer dans l’intimité de la fabrication des images. L’effacement et la trace qu’il induit semblent guider le parcours d’exposition. Ainsi il y a l’effacement possible des dessins réalisés à la craie à même les murs d’une salle, l’effacement encore des journaux destinés à être pris par les visiteurs à les accompagner un temps avant d’être jetés, l’effacement enfin

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de la signification lorsque les dessins sur des plaques de verre se superposent dans Rétrospective transparente. Cette installation initiée à l’occasion d’une exposition de Perjovschi au Centre de Création contemporaine de Tours en 2012 se compose de multiples plaques de verre sur lesquelles est intervenu l’artiste. Chaque plaque de verre correspond à une année et l’on voit le trait se durcir, s’épaissir, gagner en noirceur. Alors que la chronologie s’estompe dans la transparence du verre, 2015 voit triompher l’hostilité d’un doigt d’honneur.

le monde qui nous entoure, notre actualité. Chaque dessin est une interrogation visuelle, un moyen de critiquer le monde en lui opposant un rire noir. Bien sûr, certains partis pris de l’artiste rappellent les combats de Charlie Hebdo, sa verve critique, comme son humour, pourtant cette exposition n’a rien d’un mémorial aux disparus de Charlie Hebdo. Dan Perjovski s’en défend.

S’il est une spécificité du dessin de presse qui frappe et en ce sens justifie peut-être cette désignation, c’est le rapport du dessin avec le réel et plus particulièrement avec l’actualité. Hilde Teerlinck considère qu’il s’agit d’« un art qui ouvre l’esprit », et l’on pourrait le dire de tout art, pourtant dans le cas des travaux de Perjovschi, cette réflexion est évidente parce qu’elle porte sur un objet qui est extérieur au dessin lui-même. Ce n’est pas le dessin qui est remis en cause, en tant que représentation, mais

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Dan Perjovschi, Pression liberté expression Exposition du 10 avril au 26 juillet 2015 au Magasin à Grenoble

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questionnaire

adeline wessang propos recueillis par Laurent Dubarry

noblahblah n’entend pas théoriser les pratiques artistiques qui s’y trouvent recensées. Il s’agit davantage de présenter le travail d’artistes en se concentrant sur le processus de création. www.noblahblah.org

1 - Que n’échangeriez-vous pour rien au monde ? A.W. : Mon étui à cigarettes 2 - Quelle profession rêviez-vous d’exercer lorsque vous étiez enfant ? A.W. : Agent secret 3 - Quel cadeau aimeriez-vous recevoir ? A.W. : De l’argent (pour me faire des cadeaux) 4 - Le meilleur endroit où passer la nuit ? A.W. : Dans les bras de celui auquel je pense 5 - Une chose que vous aimeriez savoir faire ? A.W. : Piloter un boeing 747 6 - Un disque ? Un livre ? Un film ? A.W. : Cure for Pain de Morphine / L’Antéchrist de Nietzsche / Paris Texas de Wim ­Wenders 7 - A quelle époque auriez-vous aimé vivre ? A.W. : L’Egypte antique, sous le règne de Ramsès II 8 - Le plus bel homme, la plus belle femme de la terre ? Kevin Spacey, Anna Karina

A.W. :

9 - Que faîtes-vous le dimanche ? A.W. : Je prends le temps (de ne rien faire)

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questionnaire

10 - Votre syndrome de Stendhal ? A.W. : Francis Bacon 11 -Avec quelle personne morte aimeriez-vous pouvoir dîner ? A.W. : Jim Morrison 12 - Quel est votre alcool préféré ? A.W. : Vin rouge 13 - Quelle est la personne que vous détestez le plus ? A.W. : Je ne connais pas encore cette personne 14 - Où aimeriez-vous vivre ? A.W. : Au bord de la mer, avec une vue 15 - Qu’est-ce qui attise votre désir chez l’autre ? A.W. : Son désir pour moi 16 - Un personnage de fiction auquel vous vous identifiez ? A.W. : Catwoman ou Selina Kyle 17 - À combien évalueriez-vous votre corps pour une nuit ? A.W. : Je ne sais pas, il faudrait que je fasse une étude de marché pour vous répondre 18 - Un mot, une expression ou un tic de langage ? A.W. : Machin 19 - PSG ou OM ? A.W. : Oh le foot ne m’intéresse pas à vrai dire 20 - Si vous pouviez avoir la réponse à une question, quelle serait la question ? Amanda Lear était-elle un homme ?

A.W. :

21 - Quelle serait la musique de votre enterrement ? A.W. : Disorder de Joy Division 22 - Votre menu du condamné ? Pain de campagne, foie de morue, raisin rouge, et plein de fromages

A.W. :

23 - Une dernière volonté ? A.W. : Ne pas être condamnée !

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Il est venu le temps que la table (g)ronde Mickaël Roy

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e sa paisible table de travail à domicile à la table de bistrot de la ville où il ne fait que passer, le critique observe, converse et écrit par intuition et obsession comme il se nourrit et dévore le présent, sédentaire ou en se déplaçant, support à la main, ou sous le poignet précisément. Lorsqu’il se met à table et tente d’extraire du temps la rumeur qui court, c’est pour user de cette étonnante concordance des actualités qui, mue davantage par coïncidence que par concertation, lui donne la matière à connecter ce que la contemporanéité produit comme heureuses et fortuites circonstances : fruits du parfum d’une époque en cours, elles sont significatives, pense-t-il, de la mise en œuvre d’une aspiration partagée au-delà des distances. Telle une règle qui fonde les rapports que les individus pensants entretiennent à tra-

vers le monde, ce qui se trouve être là étonnement en relation relèverait de préoccupations d’une époque qu’il s’agit de révéler tant les récurrences informent d’une lame de fond : jamais vraiment répétées, jamais vraiment identiques, pourtant les formes proches dans le mouvement du présent disent une proximité, esquissent une communauté d’esprit. C’est là le pouvoir du temps instantané que d’agréger des événements déconnectés et pourtant frères par la pensée. Ce faisant, ces dernières semaines, le critique, sensible à la reconnaissance des signes, s’est mis en quête de collecter des indices sur des expériences et des pratiques artistiques qui convergent actuellement vers l’utilisation d’une figure récurrente. Là une table qui gronde, là une table de conversation, là une table envisagée tel un curator, et plus loin des tables d’hôtes, des tables de rencontre, de recherche, de travail, de lecture, et même

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des tables à banquets. Ici, comprenons la table moins comme un sujet que pour sa qualité d’objet et ce faisant de moyen de l’art et de la société : moyen comme médium en effet en ce que la table, au cœur de la vie, vient se positionner aussi au cœur de l’art, milieu de vie au demeurant autant que la vie même. Se demandant si pointait dans cette proximité mitoyenne, dans ce partage des intentions de relier les marges et les périphéries d’un milieu - l’art - à un centre - la table comme épicentre à quelques égards de l’activité humaine, la possibilité d’émergence d’une nouvelle esthétique forgée moins à travers le prisme d’une culture de l’objet réel, ready-made ou détourné que sur l’impératif de la rencontre située, soit absente parce que reliée aux espaces de l’intime ou bien rendue visible et possible parce que nécessaire à l’organisation d’un partage du temps et des espaces, le critique ouvre humblement les prémisses d’une recherche : comprendre cet intérêt pour la force de symbole et d’usage d’un objet qui compterait d’ailleurs moins pour lui que pour ce qu’il transporte. A un moment de l’art contemporain parfois exposé aux rejets du public, les temps de la création et de l’exposition pourraient ainsi dessiner de nouveaux contours propices à la mise en oeuvre - par l’ oeuvre - d’un pouvoir de « reliance », tant les actualités qui retiennent ici l’attention font émerger un leitmotiv et un mouvement partagés : permettre un « retour » de l’œuvre au regardeur-acteur de ce qu’il voit, non plus séparés par le dispositif sacré et sacralisé de l’exposition fondé sur le paradigme de la visibilité silencieuse, mais rassemblés par un territoire d’expériences qui loin de s’imposer, se construirait par la co-présence de ceux qui, venus voir, se surprendraient à être venus prendre position.

La première impulsion de ce présent ressenti dans l’air du temps est venue de Rennes, là où se trame en ce moment une possible utilisation manifeste de cet objet à La Criée, centre d’art contemporain, où l’artiste Yves Chaudouët à l’invitation de Sophie Kaplan, directrice des lieux, s’affairait il y a quelques semaines à monter une table, en trois parties, promise à gronder1. Associé à la programmation du centre d’art, l’artiste a fait le choix d’aller dehors et de battre la campagne c’est le nom de la saison qui accueille ce nouveau projet, depuis le lieu de l’exposition devenu pivot d’une diffusion, d’un rayonnement, d’une existence satellite. Sous-tendant l’idée que l’art ne se satisfait pas de l’endroit où on le met, la table en bois de quarante mètres de circonférence conçue pour l’occasion est à ce point gigantesque qu’elle déborde jusqu’à la périphérie de la ville, où ses deux extrémités en demi-lune s’installent, avec la complicité du Théâtre de Poche à Hédé et de l’association Au bout du plongeoir à Thorigné, dans l’attente là-bas d’être « activées ». S’il s’agit d’indiquer indirectement la limite institutionnelle du centre d’art, en requalifiant ainsi le titre qu’il porte et l’enjeu qui est le sien - produire une activité centrale dont il serait autant le noyau que l’agent fédérateur, en l’investissant par une proposition de nature centripète qui s’ouvre sur le territoire, tout en s’appuyant sur l’outil qu’il constitue pour ouvrir en son sein de façon centrifuge moins un espace de contemplation que de réunion, la proposition est tout aussi artistique en ce qu’elle est sculpturale d’abord, qu’esthétique parce que potentiellement discursive, dialogique et de ce fait, osons le terme, 1 La table gronde, exposition de Yves Chaudouët, du 13 mars au 17 mai, La Criée - Centre d’art contemporain de Rennes

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Yves Chaudouët, exposition «La table gronde» à La Criée centre d’art contemporain. 13 mars - 17 mai 2015

démocratique et politique, car permettant c’est un pari - sa propre activation, sa propre médiation par le partage auquel elle invite. Par ce geste, l’artiste dit en effet son scepticisme à l’égard du principe de démocratie que le pouvoir tel qu’il s’exerce, le principe de gouvernement tel qu’il s’essouffle, l’institution telle qu’elle rumine ?, nous le donne à pratiquer sans le définir. De la même manière qu’en société, le bulletin de vote ne suffit pas pour agir et prendre part effectivement aux affaires publiques, comprend-t-on en filigrane, la simple entrée dans un musée ou un centre d’art ne permet pas nécessairement d’apprécier le dialogue qui se joue entre les formes, leurs auteurs et les visiteurs ; il faut y ajouter discrètement et cependant avec force volonté des positions, des temps et des espaces potentiels de la parole et

de la pratique sensible, de façon permanente, autant que faire se peut. Dès lors, au-delà des efforts habituels de médiation, l’artiste en tant qu’auteur et intermédiaire propose, par cette forme de convivialité qui participe d’un enjeu d’intermédialité, de déconstruire la relation d’autorité communément entretenue à l’égard de l’œuvre exposée et de l’espace de sa monstration. Ici, par cette invitation à siéger en toute égalité, à l’image de la légende arthurienne de La Table ronde convoquée en creux, Yves Chaudouët met en scène le théâtre d’une possible citoyenneté, qui si elle n’est pas celle de la République au sens politique pourrait tout du moins s’incarner là dans une République des arts dont la nature du gouvernement résiderait dans l’élection - au sens du choix, d’un régime de l’échange et du langage. En effet, s’il ouvre

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Yves Chaudouët, maquette préparatoire, 2015

l’espace du visible en montrant une série de portraits peints, tableaux usés par un nomadisme supposé, indiquant là une filiation entre ce qui fait image par ce qui s’accroche sur un support mural vertical et ce qui pourrait faire œuvre tout autant par ce qui prend place par et autour de cette table, il donne aussi la possibilité du dicible installé à l’horizontale, pour soi et avec les autres, de la délibération intégrée au temps et à l’espace de l’exposition. En ce sens, cette installation est appelée à faire œuvre en ce qu’elle peut devenir image du commun : en silence, en état de concentration ou en situation d’émulation collective, l’on peut prendre place là, par mimétisme à l’égard de cette galerie périphérique et verticale de visages communs, muets et cependant familiers qui portent en eux autant de paysages intériorisés en ce qu’ils

se synthétisent dans le modèle représenté et devant lesquels on se demandera : qui sont ces autres ?, et à qui l’on répondra en emboitant le pas à Rimbaud : « Je est un autre » ! Ces visages disions-nous, brossés sur des surfaces planes, dans l’articulation entre bi et tridimensionnalité (c’est toute l’obstination du travail du peintre dit encore Yves Chaudouët) du fait du support plan de la peinture, regardent leurs contemporains de chair et d’os prendre part pour y donner leur part aussi, autour de cette table en volume, simple et rigoureuse. Dénuée d’artifices supplémentaires à l’artefact qu’elle constitue déjà, elle s’offre comme un territoire vide d’une densité à venir, c’est à espérer, car la forme relationnelle est là avancée comme un pari fait en tant que tentative de modification légitime des pratiques de l’exposition par

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l’arrêt qui y est autorisé, autrement dit par la pause active qui y est permise. Sans être une obligation, il s’agit d’une invitation, « d’une interrogation sur la façon dont on peut vivre avec l’autre et faire oeuvre commune » ajoute la commissaire de l’exposition. Et si l’on peut la contourner certes, puisqu’elle permet par l’écart ménagé entre elle et les murs de s’approcher au plus près des autres œuvres, cette table, objet de mobilier tout à fait ambigu dans ses dimensions, procède d’une volonté d’inscrire cette ambivalence même dans les fonctions qu’elle permet : par elle, l’on prend la mesure de l’espace du lieu par son horizontalité, la table, étant pour Yves Chaudouët « rien d’autre qu’un plancher, un sol augmenté » ; par elle, en tant que dispositif scénographique et de partition de l’espace, l’on saisit les présences au loin, mises ainsi à bonne distance pour être d’abord perçues avant d’être regardées ; par elle aussi, forme du repos, en tant qu’objet usuel inscrit dans les pratiques sociales, la rencontre, la réunion, la discussion est suggérée et peut ainsi s’engager là où d’habitude prime le régime du visible ; par elle enfin, par une hauteur plus basse qu’à l’accoutumée lui permettant d’une part de s’adresser à tous - enfants et personnes à mobilité réduite compris, et de devenir aussi de ce fait un plateau de scène de théâtre, prendront place au coeur de l’exposition des moments d’assemblées et de représentation. À chaque instant où la table grondera, l’œuvre remplira la mission que Yves Chaudouët lui a assignée : « produire du superflu », entendons par là cette qualité du temps employé à des fins productives pour l’esprit et non seulement pour l’économie, ou autrement dit, pour une économie de l’esprit, en d’autres termes, aussi utile et indispensable que d’apporter un supplément d’âme au «white cube» qui, se faisant,

trouve le moyen de se charger des présences partagées et des paroles échangées. Voilà en somme érigée l’inutilité supposée du temps à s’installer pour ne presque rien faire en art de faire néanmoins, de regarder, d’écouter et de participer, comme il existe, au reste, un art de se rencontrer, un art de converser, éphémère et pourtant si nécessaire. Et s’il en était besoin, on gardera à l’esprit, vagabond mais vertueux quand il s’agit de retenir l’essentiel, que la conversation est justement ce qu’Emmanuel Godo, reprenant le philosophe Alain Badiou, désigne comme l’expression de cet « increvable désir, contre vents et marées, d’être là, de dégager des espaces d’humanité dans un monde qui en a perdu le sens2.» Il faut espérer à ce titre que la générosité du geste de l’art ainsi promue trouvera à Rennes davantage d’écho et de succès que l’ersatz d’expérience qu’invoquait l’exposition pensée par et pour Liam Gillick au Centre National d’Art Contemporain - Le Magasin à Grenoble à l’été dernier3 où la conversation fut impossible : si les tables, pas moins de quatre, de dimensions généreuses, proposées par l’artiste et les curatrices associées de l’Ecole du Magasin voulaient installer des espaces de partage et de pratique horizontale des œuvres exposées, la qualité de l’invitation et de l’accompagnement de l’appropriation des dispositifs et de la parole associée à cruellement manqué pour se saisir des outils que pouvaient constituer les surfaces déjà occupées : au lieu de tables, à vrai dire, l’on tournait autour de 2 Emmanuel Godo, La conversation, une utopie de l’éphémère, Puf, 2014, Paris, p.6 3 « De 199C à 199D », exposition de Liam Gillick, du 06 juin au 07 septembre 2014, Le Magasin - CNAC, Grenoble

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ssocles, au lieu d’espaces d’une potentielle participation, l’on se cognait à une esthétique prétendument relationnelle, fichue finalement parce que déjà vécue, désincarnée. Si l’intention était louable et la proposition stimulante - revivre une double décennie de carrière artistique par l’extraction et la réification de projets existants, achevés ou inaboutis, elle n’a été finalement que séduisante : une exposition qui interroge l’exposition, à l’image de la pratique de l’artiste, engagée il y a plus de vingt ans, par la « réanimation d’une sélection d’œuvres clefs des années 90 » annonce l’introduction de l’édition (en partie payante) dont « l’enveloppe » fit office de livret d’accompagnement du public : quand la complétude du savoir à un coût, à quoi bon faire œuvre de médiation par l’exposition s’il s’agit dans le même temps de discriminer le visiteur dans son accès aux contenus ? Et si les tables avaient pu par ellesmêmes produire l’effet curatorial escompté en ce que l’objet table convoqué a déjà le pouvoir d’organiser un espace dynamique - c’est le postulat formulé par Raimundas Malasauskas dans l’ouvrage Chorégraphier l’exposition, dirigé par Mathieu Copeland4, il semble que la responsabilité du soin - c’est bien là la mission attendue du curateur ! - qu’il aurait fallu porter aux temps et aux espaces de l’expérience esthétique qui incombe à ceux qui ont la charge de l’organisation de l’exposition, s’est arrêtée là où et quand l’exposition débutait, c’est-à-dire quand le travail des commissaires s’achevait, réunis apprenait-on dans l’espace de l’exposition autour d’une table pleine de câbles et de prises électriques susceptibles d’accueillir - de façon peu hospitalière ! - les connexions des ordinateurs des visiteurs après avoir soutenu 4 Mathieu Copeland (dir.), Chorégraphier l’exposition, Les presses du réel, Dijon, 2013

la concentration des dites protagonistes : mais pour quoi faire au demeurant ? Car, quand la parole qui a précédé le projet s’efface et quand le dispositif empêche ou ne favorise pas la parole à venir, que reste-t-il à faire, avec des éléments aussi congrus de médiation, expression d’un déficit de langage symptomatique d’un comble atteint par une exposition dont l’existence devait, telle une visée programmatique, résulter d’un processus de négociation selon l’intention de Claire Astier, curatrice associée, sinon qu’à tourner autour des tables sans jamais pouvoir y prendre place et somme toute s’affaler sur le canapé du salon de conversation proposé à l’issue du parcours de l’exposition, sur les pas de l’artiste et de ses complices historiques, pour porter au total un jugement grave à l’égard du malaise dont le visiteur se sent pris devant un discours impossible à percer : parler après, avec les fantômes sur les traces de ce qui a eu lieu, ce n’est pas pouvoir converser avec ce qui se joue dans le présent. Et si la charge de l’activation de l’histoire revient assurément au musée, il serait bon de rappeler que celle qui revient au centre d’art contemporain devrait consister en l’activation du vivant. Et le critique, à propos de cette attention existentialiste attendue à l’égard de ce que l’art contemporain peut faire émerger de plus réjouissant, de penser par rhizome, admettant qu’il puisse être ici juge et partie, à un événement auquel il prit part récemment : mi-mars au Fonds régional d’art contemporain d’Alsace, il s’est agi, à l’initiative du duo des commissaires anonymes (on les nommera quand même : Mathilde Sauzet et Cécile RocheBoutin) et de nombreux complices, trois jours durant, à travers un programme d’ateliers de réflexion et d’expérimentation, de donner

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sens à la maxime savoureuse d’humanisme du poète anglais John Donne — « Aucun homme n’est une île » — en éprouvant les notions de commun et d’imaginaire collectif aux côtés des artistes-plasticiens occupant les ateliers du Bastion 14 de la ville de Strasbourg. Là, dans cette micro-société installée temporairement dans le lieu d’exposition, des espaces variés, dédiés à différentes activités, là, une salle de projection, là un petit salon de conversations, là une grande tablée sans qualité particulière, multi-fonctions : à la fois établi de travail et banquet pour l’assemblée, installée en travers de la grande halle du Frac, cette table fut aussi l’appendice de la cuisine installée non loin dans l’entrée du lieu : preuve s’il en est que le temps du repas, de sa préparation comme de son partage, est et à été là, aussi fondateur que le temps de l’échange, ici travaillé comme la matière d’une alimentation permanente. Et sans vraiment de surprise, c’est autour d’elle et même directement sur son plateau, disponible en permanence, que se sont déployés la plupart des temps. Et là, autour des participants au travail, avaient pris place des témoins au repos, eux-mêmes saisis, fixés, fut un temps à un moment intermédiaire de leur activité, par l’œil photographique de l’artiste Alain Bernardini, auteur d’une série produite en 2002 de photographies toute intitulées Travail, à la suite de l’observation et de la fréquentation de jardiniers municipaux dans des parcs publics de la région parisienne, durant une dizaine d’années. Avec ce projet, il installait par un mécanisme relationnel lent d’approche, de reconnaissance, de connaissance et de langage apprivoisé, le luxe du temps là où l’on aurait pu répugner à le prendre. Saisies dans des instants de transition, s’autorisant une représentation du peu, ces images d’hommes se livrant à des positions

et activités ordinaires sortant du cadre stricte de leur profession, disent une chose essentielle quand on ne semble pas travailler aux yeux des autres alors qu’il s’agit de s’arrêter pour laisser libre cours à l’esprit diffus que tout un chacun porte en lui, sur lui et sur ses épaules : en effet, dans certaines circonstances quand « on ne fait pas rien », mine de rien, « on se manifeste »5, et il est bon de le rappeler. Et se rencontrer, c’est déjà du boulot, rentrer dans l’échange c’est déjà se mettre au travail. A cet égard, l’exercice de conversation mis en œuvre dans le cadre de ce workshop, exercice aussi volontaire qu’obligé et utilement contraignant que fut le protocole « Chroregraphic speed dating », pensé et transmis par les chorégraphes Jule Flierl et Julie Gouju par l’intermédiaire du critique qui se faisait par ce biais autant médiateur que curateur aux côtés de ses hôtes, était là pour en faire l’expérience sensible. Face à face, de part et d’autre de la table, il a fallu d’abord, pour chaque participant, s’interroger sur son propre terrain de recherche, puis pénétrer le regard de l’autre, le dévisager et le mettre à nu avant de l’interroger : « comment cherches-tu ? », une question avant une réponse, en somme un possible espace d’apprentissage par le langage organisé et parfois balbutiant, sur les spécificités de la recherche (artistique ou de vie) de chacun de ces inconnus supposés, pour apprendre de l’autre par soi, de soi par l’autre, en si peu de temps que la frustration inhérente aux limites imparties par la partition devait pouvoir in fine procurer le désir de continuer, plus tard et toujours, de se risquer dans la rencontre de l’autre permise par cette parole chorégraphique, portée par le corps, double véhicule d’une co-pré5 Alain Bernardini, On ne fait pas rien On se manifeste, 2002, série de 5 impressions jet d’encre sur bâche, collection du Frac Alsace

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Autour de la table, 2011, Berlin.

sence dont on devenait ainsi conscient. Cet enjeu de la transmission que l’on pourrait dire active et participative, située en dehors du contexte académique de l’apprentissage, se trouve être autrement expérimenté dans le champ des pratiques chorégraphiques dans le cadre du projet si bien nommé Autour de la table6, initié depuis 2008 par le chorégraphe Loïc Touzé et Anne Kerzerho, actuellement directrice pédagogique du Master d’études chorégraphiques - exerce - au Centre Chorégraphique National de Montpellier. Autour de la table donc, titre programmatique, informe autant sur le moyen de la rencontre 6 Représentations les 21 et 22 mai à 19h au CCN, Montpellier

employé pour générer l’échange que sa fin : c’est en effet en prenant part à une rencontre attablée que se joue, au-delà d’un registre spectaculaire habituellement associé à la notion de représentation chorégraphique, une autre forme d’adresse et de partage des savoirs sur le corps en faisant le postulat que ceux-ci seront convoqués en dehors du champ artistique par l’invitation faite à un groupe de « speakers », sollicités par une équipe locale invitée ellemême à faire corps à travers les ressources d’un territoire avant de donner publiquement la parole aux corps repérés, aux corps disséqués et écoutés pour leurs connaissances intrinsèquement et positivement constituées de façon empirique : convoquer la parole ordinaire pour défaire les hiérarchies et les autorités entre

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les savoirs participe en effet de cette prise de conscience inhérente à une partie du monde de l’art que ce qui le traverse le déborde de facto dans l’espace social commun à tous. La table étant un de ces motifs du commun, dès lors, donner la parole à partir de l’endroit du quotidien de chacun tout en prenant place souvent dans un lieu de l’art, pour signifier assurément qu’il existe un art de la conversation ! - répond moins à l’idée de transmettre que de recevoir tant il s’agit de compléter les savoirs sur le corps en dehors de celui du danseur, en s’écartant des savoirs constitués pour accéder à ceux qui, amenés à se construire, seront appelés à se rassembler, à se livrer, à se délivrer des corps qui les portent dans une logique de réciprocité entre l’invité et les spectateurs qui pour l’occasion endosseront l’habit de contributeurs. Autour de la table, dès lors, se développe l’exercice d’une communauté temporaire, fondée sur le principe de la confiance dans l’échange collectif afin de constituer une connaissance inédite. Pour savoir, il faut en être car apprendre se fait résolument dans la présence instantanée, dans le fait de prendre part à une soirée où le corps social se réunit par la concentration des êtres : chaque table à chaque écoute est invitée à produire une qualité d’attention pour « restituer de la valeur » selon les mots de Loïc Touzé, à un moment de l’histoire de la constitution et de la pratique des savoirs traversé semble-t-il par un déficit de l’écoute et de l’apprentissage. Alors, face à l’image de la petite poucette et du petit poucet décrits par Michel Serres7, figures synthétiques d’une transition intellectuelle, 7 Michel Serres, Petite poucette,Le monde a tellement changé que les jeunes doivent tout réinventer : une manière de vivre ensemble, des institutions, une manière d’être et de connaître..., Editions Le Pommier, Paris, 2012

portant à bout de doigts des savoirs non plus intégrés mais toujours disponibles par l’intermédiaire d’outils numériques globalisés et globalisant l’accès à l’information, il y a l’image que ces corps réunis et situés produisent en conversation, cette image d’une marguerite, raconte l’artiste Mathieu Bouvier, compagnon de route du projet Autour de la table et soucieux de sa documentation, marguerite dont les pétales recueillies s’épanouissent, pour se livrer à un acte de révélation d’histoires de gestes vécus, de positions et de postures incarnées, du boulanger à l’artiste-sculptrice-restauratrice, du travailleur du sexe au photographe-escaladeur, du jardinier à l’ostréicultrice. Dès lors si la rencontre, l’attention et l’écoute sont les motifs - polysémiques en ce qu’il sont autant les raisons dont procèdent les intentions que les « images » engendrées, on comprend en creux par ce projet que la table est employée à être le lieu commun, le lieu de rassemblement et de jeu sur laquelle prennent appui et à laquelle officient de concert les invités qui par l’oralité de la transmission des expériences sont amenés à occuper une position et à user de ce territoire horizontal pour créer les conditions de l’attention, avec ou sans geste, en étant entièrement là, hic et nunc, selon la formule consacrée. Volontairement sans qualité esthétique spécifique si ce n’est d’usage, choisies davantage pour leur fonctionnalité selon les contextes de déplacement du projet, les tables employées - car il y en a autant que de « speakers » et de groupe constitués, doivent avant tout permettre aux interlocuteurs d’entrer en conversation dans un rapport de proximité pour que la parole se mette à table, quitte à changer le format du support : comme ce fut le cas à Berlin en 2011 en utilisant des nappes de jardin ou récemment à Rennes où Autour de la table profitait oppor-

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tunément de la partie centrale de la table-plateau présente actuellement à La Criée dont la qualité sculpturale et scénique offrait l’occasion de prendre place sur un support d’exception. La parole méritait bien un écrin ! Mais puisque l’essentiel est aussi dans l’immatériel, dans l’information livrée, entendue, reçue par le corps étant conçu là comme le dépositaire du savoir partagé qui vient s’inscrire comme une expérience de la disponibilité, la table cède son visage à celui de la tablée dont la densité procède des corps qui s’y installent : l’image sera alors celle d’une relation qui se tisse et ce qui en subsistera ne sera affecté, pendant l’expérience, d’aucune médiatisation visuelle environnante : le contrat social que l’on noue dans la rencontre ne souffre pas les yeux-caméras, les écrans et les focales sauf celui de la photographie prise à bonne distance. Pour tout intermédiaire : l’écart entre les visages et les corps. Et pour toute trace de l’échange : les voix de ceux qui se seront prêtés au jeu, archive sonore d’une rencontre humaine incorporée. « L’art est un jeu » écrivait justement Max Jacob8, et le critique d’actualiser aujourd’hui : si l’art est un jeu plutôt qu’un devoir, il faudrait précisément se faire un devoir de persister sérieusement à cultiver le jeu : sérieuse affaire à juste titre que de se lier à l’art par procédés mais par enthousiasme en écartant pour autant le ludisme consumériste du divertissement. Rousseau dans ses lettres sur le spectacle à D’Alembert avait d’ailleurs peutêtre déjà en son temps esquissé une solution à cette problématique en ce qu’il voyait la possibilité de nouer l’expérience du commun moins dans le spectacle et le théâtre que par la fête, capable d’installer une présence immédiate 8

Max Jacob, Conseils à un jeune poète, 1945

du moi à l’autre : « Avec la liberté, partout où règne l’affluence, le bien-être y règne aussi. Plantez au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, rassemblez-y le peuple et vous aurez une fête. Faites mieux encore : donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux mêmes ; faites que chacun se voit & s’aime dans les autres, afin que tous en soient mieux unis9. » Plus de deux siècles plus tard, alors que les formes du divertissement ont trouvé leurs lieux (et non-lieux) au risque de favoriser une triste société du spectacle déjà décrite par Guy Debord, une part de la création contemporaine, en résistance aux formes « culturelles » dominantes dites mainstream produisant des pratiques partagées par un grand nombre et cependant individualisantes dans leur consommation domestique, s’empare à son tour d’un domaine que l’on aurait pu croire dominé par la culture d’un entertainement marchand et capitaliste : en installant symboliquement le plateau de la table au centre pour permettre ainsi à tous de participer, en passant de la périphérie de la scène en son milieu, de l’art et de l’être ensemble, dans ce mouvement dialectique de relation déjà évoqué, les arts contemporains tentent de requalifier les valeurs positives du collectif et du commun non-sacrifiées sur l’autel du populisme festif, tant la fête ne supporte pas tous les registres de l’amusement : encore faut-il y participer en conscience des enjeux de partage et de communion interpersonnelle, à contre-courant donc d’un simple désir d’oubli de soi auquel invitent tant de parties. En contrepoint, le commun, en ce sens, serait la valeur politique noble pour laquelle une révolution pourrait si ce n’est devrait s’engager au 9 Lettre de Jean-Jacques Rousseau à Monsieur d’Alembert, 20 mars 1758

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Basserode, Sans titre (table de lettres), 1998 Vue de l’exposition Collection à l’étude à Villeurbanne, ExpéLaboratoire espace cerveau, 19 septembre 2014 – 11 janvier 2015, Institut d’art contemporain, Villeurbanne/Rhône-Alpes. Collection IAC/Rhône-Alpes

riences de l’œuvre, proposé par le

21e siècle, telle est la thèse de Pierre Dardot et Christian Laval dans leur récent ouvrage10. Par l’installation Table de lettres (1998), présentée dernièrement lors de l’exposition Collection à l’étude, expériences de l’oeuvre, à l’Institut d’Art Contemporain de Villeurbanne11, l’artiste (Jérôme) Basserode a semblet-il répondu à cette recommandation de l’esprit des Lumières déplacée jusque dans le champ des arts plastiques, en concevant une œuvre sous la forme d’une table à jouer, en bois, 10 Pierre Dardot, Christian Laval, Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014 11 Exposition présentée du 19 septembre 2014 au 11 janvier 2015

recouverte de lettres de l’alphabet de couleurs bigarrées. Six chaises accueillent les visiteurs à venir ici manipuler ces éléments dispersés d’un langage à construire, pour forger des mots ou des phrases dans le temps instantané de la participation proposée. Que l’on s’y installe seul, pour le temps d’une conversation individuelle ou en situation collective de convivialité, l’oralité première que permet habituellement le fait de prendre part à la tablée est ici précédée par le langage écrit, présent comme un étant-donné, avant qu’il ne soit parlé, prononcé : évocation de l’apprentissage du langage par les codes du jeu propre à l’enfance, la table à hauteur de l’Homme en âge d’être adulte indique tout autant que la prise de parole est une affaire sérieuse de potentielle confrontation, de joute

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verbale et de défis intellectuels, et qu’elle peut être aussi l’occasion d’une distraction et d’un agrément à condition de s’y risquer comme on prend plaisir à jouer avec les mots. Dès lors, de la profusion joyeuse de ces lettres éparpillées émerge métaphoriquement l’image de l’organisation tantôt apaisée tantôt conflictuelle d’une civilisation en cours qui, fondée sur l’invention de l’écriture il y a plus de 5500 ans, chercherait aujourd’hui à réinvestir les moyens de sa communication, de ses discours et ce faisant des récits qu’elles s’inventent. La langue n’est pas morte, comprend-on, il faut l’ordonner, dans tous les sens du terme : l’obliger et lui donner un sens, nous dit-on encore ici, car bien qu’installée sur la table commune, elle est aussi poreuse que des lettres en mousse soumises à des manipulations, collectives et individuelles, qui, de l’ordonnance de Villers-Cotterêts au langage SMS, de l’écriture de lettres de cachet à la rédaction de mail administratifs, de Paris à Saint-Denis, ne cessent de faire muter la langue à travers le temps de l’histoire humaine et des usages contradictoires qu’il en est fait selon les territoires et les positions sociales : si la langue est un jeu d’enfant sur la table de travail de l’écolier, elle est un enjeu politique au demeurant pour son apprentissage et son partage. Ce faisant, quand on prend part à un espace de cette nature, pour reprendre une formule énoncée précédemment, si l’on (se) manifeste - l’artiste, le chorégraphe et par délégation l’anonyme, les interlocuteurs, visiteurs, participants sollicités, dans les espaces que l’on (se) crée, sortant de sa cellule, de son bastion, somme toute de de son atelier, de son domicile et de son activité quotidienne pour exister publiquement, quitte à mettre à nu ces temps de délibération collective, l’on résiste aussi.

Et la table, à certains égards, permet aussi de mener cette entreprise de résistance. Ainsi en est-il du projet Table d’hôtes, initié par les artistes Pierre-Olivier Arnaud et Stéphane Lemercier qui manifestaient par là leur intention de renouveler certaines pratiques courantes de l’exposition jugées peu appropriées en ce qu’elles ne favorisent pas la rencontre immédiate et la possibilité d’engager une proximité avec l’objet présenté, lorsqu’il s’agit de « travaux (qui) empruntent leur forme à celles de la documentation, des archives et de l’édition ». Pour ce faire, « un dispositif mobile et minimum d’exposition et de présentation » constitué d’un ensemble composé d’une table et de deux bancs conçu comme « une surface de réception et de consultation 12» a régulièrement accueilli entre 2007 et 2010 une quinzaine de propositions qui ont permis à chaque réitération, de trouver une alternative à la limite de la vitrine d’exposition ou de l’accrochage vertical par le biais de cette table caractéristique des moments populaires et festifs, à la manière de celles que l’on trouve dans les fêtes de quartiers et de villages ou dans les « biergarten » berlinois. Par cet objet simple et issu du loisir vernaculaire, il y avait déjà de la part des initiateurs le désir de mettre en œuvre une résistance à l’égard des cadres de monstration muséographiques, qui tout en voulant protéger et conserver l’objet montré, subtilisent la dimension démocratique de sa « livraison » dans l’espace (du) public, de l’exposition. Dès lors, tout devait se passer sur le plateau de la table d’hôtes : ainsi a-t-il permis par exemple aux pratiques de Peter Piller et de 12 Extraits du texte de présentation du projet Table d’hôtes, rédaction : Pierre-Olivier Arnaud et Stéphane Le Mercier

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documentation céline duval d’être présentées de façon judicieuse à l’aune du statut éditorial des objets exposés : pour le premier, une série de livres d’artistes, Archiv Peter Piller, publiés aux éditions Revolver entre 2002 et 2006 et rassemblant des photographies, « ready-made collectés dans la presse locale ou dans des fonds publics et privés, répertoriant des comportements, des espaces socioculturels modestes ou aberrants » tels que des « quidams posant seuls ou en famille près de leur voiture 13» ; pour la seconde, notamment, la totalité des numéros de la revue en 4 images éditée par l’artiste dont l’objet est la compilation de photographies d’amateurs collectées, dans le mouvement global de la constitution de son fonds iconographique, afin de faire émerger des « standards photographiques » liés à des genres, à des liens formels, à des actions ou à des motifs agencés pour constituer « une communauté d’images mais surtout de moments, de gestes, d’attitudes appartenant à chacun et remis en circulation et en partage 14» : par cette disposition d’ouvrages et d’éditions laissés à la libre consultation, les artistes et les organisateurs de ces deux tables d’hôtes permettaient un juste retour matérialisé de ces observations de stéréotypes dans l’espace social, alternative pour l’existence d’un travail qui dès lors se manifeste d’autant mieux qu’il est rassemblé et donné en partage. Pliable, portative et ce faisant nomade, la dite table de brasserie allait pouvoir ainsi provoquer un 13 Extraits du texte de présentation de l’exposition Revolver : Archiv Peter Piller (25 - 30 juin 2007), rédac- tion : Pierre-Olivier Arnaud et Stéphane Le Mercier 14 Extraits du texte de présentation de l’exposition de documentation céline duval ( 28 novembre - 4 dé- cembre 2007), rédaction : Pierre-Olivier Arnaud et Stéphane Le Mercier

nouveau rapport à l’exposition en annulant la distance académique d’avec l’objet présenté tout en prenant place par son autonomie formelle dans les lieux de l’art sans solliciter son architecture, sa structure d’exposition. Il est d’ailleurs une récente initiative curatoriale qui, à la question « comment travailler lorsqu’on envisage l’exposition sans aller au mur ? » a répondu d’une autre manière par la convocation de la table, sollicitée comme organisatrice d’exposition dans le cadre du projet Table as a curator : conçu tel un cycle de trois expositions temporaires, il prend aussi appui sur cet objet cette fois-ci déplacé symboliquement de l’espace du quotidien - domestique, de travail ou de loisir - à l’espace de l’exposition car « que ce soit dans le cadre d’un temps de convivialité ou dans celui de recherches bibliographiques, que ce soit dans un atelier ou dans une exposition, la table détermine des codes, des usages et des pratiques » et « soulève aussi des problématiques, notamment dans l’espace de l’exposition, lorsque son statut de mobilier de l’échange et du partage glisse vers celui de support de présentation et de conservation.15» Engagé à mi-chemin entre les domaines de l’art et de l’édition d’art, le collectif ExposerPublier, animé par Benoît Brient, Léo Coquet et Caroline Sebilleau, qui pensent l’exposition comme publication d’une recherche artistique et qui conçoivent l’objet imprimé comme forme et espace d’exposition, rappelle par ce projet fort justement que l’objet invoqué possède au demeurant une force d’imaginaire indéniable du fait de sa capacité à générer des représentations dans le corps social et à s’inscrire à travers le temps dans l’histoire des dites représentations 15 Extraits du texte de présentation du projet Table as a curator, rédaction : ExposerPublier

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Vue de l’exposition Nightstand / Table de chevet, 17 février – 14 mars 2015.

actualisées par le présent. Quitte à être mis au service de l’art et de ses monstrations, une fois n’est pas coutume. C’est ainsi qu’à Paris, à la Galerie de la Rotonde la table est apparue récemment tout à la fois comme une figure tutélaire et comme une figure étonnement absente à l’occasion du premier volet intitulé Nightstand / Table de chevet16 : c’est en effet à travers sa présence sous-jacente que l’espace d’exposition, occupé en son centre par une structure qui créait une architecture dans l’architecture, s’est chargé des pensées que l’on dépose ou qui attendent habituellement sur cet objet mobilier, socle à des sculptures précaires de papier, qui occupe l’espace de l’intime et qui borde 16 Exposition présentée du 14 février au 17 mars 2015.

le lieu du repos, du sommeil et de la lecture potentielle aussi, avant que les paupières ne se ferment. Ici donc, point de table à proprement parler sous les yeux, mais cinq tables de chevet dans la tête et surtout en résonance aux cinq œuvres exposées (dessin, photo, vidéo, édition, installation...), autant de reproductions de livres fac-similés dont le choix des titres est revenu aux artistes invités (Michael Adno, Sofi Brazzeal, Lotte Reimann, Laurent Sfar, Yi Xin Tong) qui tous, en plus de l’œuvre exposée ont répondu à la sollicitation des curateurs-artistes de livrer dans l’espace de l’exposition, transformé par les étagères et pans de murs d’une bibliothèque nomade, un ouvrage dont on peut penser qu’il a pu un jour ou une nuit, accompagner les rêveries de ces artistes et par dé-

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placement, la construction d’un cheminement de pensée et de création. En contrepoint des « salons de lectures » que proposait le centre d’art contemporain de Mulhouse en 201117 à travers une « exposition qui attendait le lecteur » autour d’une dizaine de tables conçues par les V8 designers livrant des œuvres faites pour êtres lues selon des partis pris par exemple historiques, documentaires ou narratifs avec des propositions notamment de Pedro Reyes, Daniel Gustav Cramer, Jan Mancuska — par ce dispositif volontairement léger et mobile pensé par ExposerPublier, la consultation ne pouvait être que nomade en regard et a contrario de l’espace de sédimentation que la pile de lectures en cours ou à venir représente sur la table de chevet qui était là nulle part, invisible et pourtant partout, entre. Les interstices construits par ce dispositif scénographique ont d’ailleurs joué d’ouvertures, d’écarts et de surfaces planes ou creuses de projection au sens propre comme figuré, tant le travail du rythme de la circulation des images et des espaces de l’exposition a consisté à considérer les cimaises comme autant de pages vierges à l’image du travail de graphisme qui se fonde sur un rapport de négociation entre les vides et les pleins d’un territoire en attente de construction, de densification. Somme toute, la table a été ici la figure métaphorique de l’invitation faite autant aux artistes, à leurs œuvres, aux références littéraires et aux lectures des différents « interprètes » sollicités pour produire les éléments de conversations ponctuelles à plusieurs voix dans l’exposition avant que ne se poursuive bientôt les deux prochains volets qui s’intéresseront à l’emploi de la table comme outil du travail 17 Exposition Salons de lecture, commissariat : Sandrine Wymann, du 3 février au 3 avril 2011, La Kuns- thalle - Centre d’art contemporain de Mulhouse

créatif, plastique, visuel et sonore18. Et cependant, si la table a d’une part acquis une dimension critique en tant que moyen alternatif à faire évoluer les pratiques de l’exposition, elle a d’autre part acquis une dimension politique renouvelée par sa convocation dans le champ artistique. Une des interventions du projet Table d’hôtes est en ce sens significative de cette double direction qu’a exploré Yves Chaudouët en 200919 lorsqu’il fut invité à investir cet espace curatorial et qu’il en tira parti en faisant le choix, pour tout geste artistique, d’augmenter la surface de la table en relevant précisément les bancs au niveau de celle-ci et en créant ainsi un espace d’emprise élargi. Réponse d’une radicalité revendiquée en écho à l’enjeu du projet : en ne présentant aucun objet éditorial autre que la table ainsi érigée en tant qu’objet sculptural et figure auto-référentielle, l’artiste de la table ronde bretonne, qui n’en n’était donc pas à sa première prise de position, alors connu pour avoir lui-même édité une vingtaine de livres depuis 1989, a ici préféré livrer un geste sous forme de moratoire : le presque rien plutôt que le trop, considérant à cette période que de nombreux artistes développaient moins des objets éditoriaux que des supports auto-promotionnels. Obligeant chacun des visiteurs à rester debout, « excluant toute forme possible de consultation assise », il invitait ainsi à « rester en éveil », position critique à l’égard d’une dérive marchande observée au cœur même de l’art : dès lors, ne rien ajouter, c’était laisser la possibilité de pointer par là un cruel manque tout en lais18 Il s’agit des expositions Printpress / Table de sérigraphie (du 28 avril au 30 mai 2015) et Mixing consol / Table de mixage (à venir en septembre 2015) 19 Exposition présentée du 13 au 20 novembre 2009

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Vue de l’exposition [ _ ] de Joséphine Kaeppelin avec Mickaël Roy, 19 septembre – 19 octobre 2014, CEAAC, Strasbourg.

sant totalement ouverte la perspective d’une redéfinition des formats, soumise potentiellement à la vindicte du débat public : quitte à faire table-rase, délibérer même in absentia de l’objet de la discussion, c’était déjà, en étant là, témoigner d’une présence agissante et c’était dire aussi que là où il y a la place, la parole agit et que là où elle n’est pas, la parole s’installe. Par la table, l’homme et par lui l’artiste et vice versa, auraient trouvé l’outil horizontal de leur conquête pour une nouvelle organisation sociale. Au total, ces actualités assurent le critique d’une évidence : il était temps que l’art se mette à table pour élaborer sans démagogie les espaces propices à sa propre compréhension. L’art que l’on dit contemporain parce qu’il est pensé aujourd’hui, quasiment instantanément,

parallèlement au temps où on le regarde et l’écrit, l’art semble-t-il, par ces indices observés, commencerait à retrouver sa langue, et plus précisément même des espaces et des formes pour le langage tant les formats de son exposition, si tant est qu’ils sachent installer une situation communicationnelle, répondent en retour aux propos que les œuvres construisent. Par ces actualités récentes, l’art ténu tel que l’on peut l’apprécier aussi pour son caractère indiciel et fragmentaire souvent, possèderait les moyens d’un renouement avec sa capacité de bavardages utiles, du fait de celui qui le pense, et d’adresses à celui qui le découvre, l’observe et y prend part. Prendre part en effet ne saurait se produire sans y donner un peu de sa part également. « Le partage du sensible » auquel

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invite à penser Jacques Rancière20 fonde son objet, l’existence du commun, en ce sens dans le champ de l’esthétique par l’intermédiaire de ce que le champ du politique possède de démocratie supposée : si l’artisan jadis, tel que le décrit Platon, était trop occupé à son activité sans pouvoir prendre place dans l’espace public et politique, l’artiste d’aujourd’hui et les acteurs qu’il associe à sa démarche, s’ils continuent toutefois à poursuivre leurs recherches dans les espaces dédiés à une pratique et une réflexion a priori invisibles, à l’écart du bruit du monde, pourraient avoir trouvé néanmoins le temps, les espaces et les postures pour agir également en tant que citoyens délibérants, soucieux de produire les conditions d’une expérience et ce faisant moins de sa représentation que de sa présentation active. L’artiste Joséphine Kaeppelin, dont l’exposition au CEAAC à Strasbourg en septembre dernier21 s’organisait autour de trois tables caractéristiques d’une esthétique propre au bureau d’entreprise, ne dit rien d’autre lorsqu’elle sollicite un tailleur de pierre afin qu’il produise, dans le cadre de l’instauration d’un espace relationnel entre l’artiste et l’artisan, un objet qui puisse traduire l’attitude et l’intensité avec laquelle il s’engage dans son travail. Résultat : un artefact de pierre portant la mention gravée « Made with poiein » signifiant que les effets de la standardisation propre à la production industrialisée n’ont pas encore atteint la qualité que représente l’art que cela constitue de faire en toute conscience un travail bien fait, somme toute manufacturé sur l’établi solitaire de l’artisan chamboulé par la parole de l’artiste engagé. Et il fallait bien 20 Jacques Rancière, Le partage du sensible, esthétique et politique, La Fabrique éditions, 2000, Paris 21 [ _ ], exposition de Joséphine Kaeppelin avec Mickaël Roy, 19 septembre - 19 octobre 2014, CEAAC Strasbourg

se mettre autour d’une table, un jour, pour faire émerger cet engagement, cette responsabilité même qui revient finalement comme un conseil avisé au visiteur ou au spectateur, ici comme ailleurs : prendre place devant l’œuvre et par l’art, comme outil de penser le monde, tenir sa position et définir sa contribution une fois de retour en société, les pieds à terre et la tête en l’air, à la table d’un quotidien dont les formes variables ont pris néanmoins les atours d’un médium unique : au milieu du corps assis ou debout, elle est l’espace par lequel se déploie les outils d’un travail, d’une occupation, d’une activité ou par lequel se mettent en place les mécanismes d’une rencontre, d’une prise de parole, d’une conversation... Et cependant que ses pérégrinations se sont poursuivies sur la table délavée d’un café strasbourgeois où se croisaient des habitués se saluant aimablement — car les inconnus se reconnaissant participent de l’annulation du non-lieu qu’ils occupaient jusque là, parce qu’aller au café c’est en effet prendre aussi part à la communauté par le temps que l’on y passe, l’on a pu croire le critique faussement absorbé par la vie numérique propre à sa génération. Derrière l’écran de son ordinateur, il regardait pourtant ces scènes du monde social qui se mettent imperceptiblement en branle partout où l’on peut poser ses coudes et prendre la parole pour s’adresser à cet autre de chair et d’os, ontologiquement fragile. « J’ai peur que ma tête ne puisse plus rien penser » dit un homme à un autre. Ils n’avaient pas l’air amis mais telles des connaissances, se vouvoyant, se sont risqués à parler de l’actualité et de la vie tout court aussi. La table ronde à laquelle ils s’étaient assis par cooptation, la seule de la première salle donnant sur la ville, ouvrant le visible du commun sur l’invisible de la collec-

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tivité, table ronde autour de laquelle s’organisaient les autres tables, semblait permettre cette rencontre, ces retrouvailles et ces échanges fortuits, informels ou choisis, ceux à travers lesquels se ménagent par la co-présence, la qualité et la gravité d’un dialogue qui se produit seulement si l’on fait le choix de sortir de (chez) soi, d’arriver là avec son occupation, et si tant est que l’on a le temps libre de la conversation, de se laisser porter par la sollicitation de l’autre. Alors, la table devient invariablement le support par lequel s’instaure et s’exerce la parole, selon Aristote, de l’animal pensant et parlant et ce faisant politique que nous sommes tous et chacun appelés à devenir. Car il s’agit bien de parler toujours, et de parler bien, au risque du regard pénétrant, des mots choisis, retenus ou perdus, de l’épuisement en sus mais de la (ré)

jouissance de ce qui advient ainsi, parce qu’audelà des supports de nos communications et conversations numériques individualisés, « il faut qu’il se passe quelque chose » rappelle le message-écran conçu pour l’espace public par Joséphine Kaeppelin22 , c’est-à-dire, continuer à construire le langage, en le faisant déborder de ses cadres technologiques pour le mettre là où il vient à manquer, dans l’espace du commun incarné, cependant sans aboiements, pour éviter, au risque de faire mentir Godard23, de lui dire un jour adieu.

22 Joséphine Kaeppelin, Il faut qu’il se passe quelque chose, affiche, 2014 23 Jean-Luc Godard, Adieu au langage, film, 1h10, 2014

Mickaël Roy, né en 1988, est curateur, commissaire d’exposition et critique d’art. En 2014 il co-fonde le groupe de travail ON/on, est curateur de l’exposition [ _ ] de Joséphine Kaeppelin au Centre européen d’actions artistiques contemporaine à Strasbourg et d’une exposition d’oeuvres vidéos de Nelly Massera à Lyon à l’invitation de LEVD. En 2015 il accompagne le workshop Aucun homme n’est une île organisé par les commissaires anonymes au Frac Alsace et le projet Autour de la table de Loïc Touzé au CCN Languedoc-Roussillon en invitant l’artiste Elise Alloin à formuler un récit sur son savoir corporel ; il assure le commissariat de l’exposition O(ff)15 en écho à la biennale jeune création mulhouse015 et conçoit un double projet avec les artistes Benedetto Bufalino et Marc Etienne en partenariat avec l’IESA en résonance à la prochaine Biennale d’art contemporain de Lyon. Dans le cadre de sa pratique critique et curatoriale, il est invité prochainement par Claire Migraine à contribuer à la plateforme thankyouforcoming et il développe actuellement à l’occasion de projets d’expositions et d’éditions de nouveaux espaces de collaboration avec les artistes Paul Heintz, Audrey Ohlmann, porte renaud et Capucine Vandebrouck. En juin prochain il contribue à la revue Horsd’oeuvre avec un article sur la pratique artistique de La cellule (Becquemin et Sagot) et à la revue Offshore avec un article sur la pratique artistique de Patxi Bergé en écho à l’exposition Le Lapin d’Artaban présentée ce printemps à la galerie Vasistas à Montpellier. Il prépare par ailleurs un article sur la pratique chorégraphique d’Aurélie Gandit en situation d’exposition, à paraître sur mouvement.net. En écho à ses recherches d’ordre professionnel et universitaire, il initie la création de Vacuum, plateforme de projets curatoriaux en art contemporain et prend prochainement, à l’invitation de Emma Cozzani, la direction d’une nouvelle collection portant sur les rapports entre art & écriture aux éditions INFRA..

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COVER UP Matthieu Martin

fĂŠvrier 2015 matthieumartin.fr rouge-inside.com

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Giulia andreani

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iulia Andreani est peintre, en tant qu’artiste elle développe depuis quelques années une peinture d’histoire, elle participe à un courant artistique qui réaffirme un genre contesté et délaissé depuis l’entre deux guerres. Avec une connaissance aigue de l’histoire de la peinture, l’artiste s’engage dans un territoire miné, celui de la figuration et celui de l’Histoire, elle développe un regard critique et acerbe sur l’histoire européenne. Elle travaille à partir d’images d’archives pour nous livrer sa propre lecture de l’Histoire avec un grand H. Elle est une peintre-chercheuse, lorsqu’elle définit un sujet, une problématique, elle passe des heures à fouiller : les livres dans les bibliothèques, les moteurs de recherche sur Internet, les cartons et les dossiers empilés dans les services d’archives de telle ou telle institution ou encore, plus modestement, les albums photo de famille. Le travail de fouille donne lieu à une récolte d’images soigneusement sélectionnées. Les images sont imprimées, photocopiées puis transposées sur la toile ou le papier. La transposition n’est pas fidèle, l’artiste adopte une vision interprétative et critique des images. Ces dernières sont peintes au moyen d’une couleur unique : le gris de Payne. La couleur des aquarellistes. Le gris de Payne oscille tantôt vers le bleu, tantôt vers le gris. Giulia Andreani a fait le choix d’une unité plastique. J’ai rencontré les visuels de son travail sur Facebook en 2012, elle y publiait des images de ses peintures, en particulier des hommes d’Eglises momifiés, des cranes de cardinaux qui m’ont immédiatement interpellés. Quelques semaines plus tard, je rencontrais ses peintures

dans le monde réel, au Salon de Montrouge. Elle y présentait des œuvres en lien avec une période de l’histoire européenne située entre les années 1920 et 1960. Inspirée par le cinéma italien, les séries Z, l’histoire de la peinture, l’imagerie politique et les archives familiales, l’artiste alimente ce qu’elle appelle « le journal d’une iconophage », un journal qui touche à une mémoire et à un imaginaire collectifs. Giulia Andreani n’emprunte pas les chemins battus de l’Histoire, elle l’aborde de biais pour en donner de nouveaux éclairages. Elle travaille à partir d’images d’archives peu relayées dont la transposition critique nous amène à penser l’Histoire autrement. Nous connaissons les visages des dictateurs, leurs portraits photographiques sont imprimés dans tous les livres d’histoire, mais nous connaissons moins leurs visages adolescents. L’artiste a réalisé deux séries de huit peintures : huit portraits de dictateurs en devenir, huit portraits de leurs futures épouses. Elle questionne ainsi la trajectoire individuelle, les choix que nous faisons et les positions que nous prenons. Avec le même esprit, elle réalise une série de peinture intitulée Daddies, où les plus proches collaborateurs d’Hitler sont présentés non pas comme des chefs militaires ou bien des bourreaux, mais comme de bons pères de famille. Les images dotées d’une aura « Kennedyenne », sont troublantes, voire perturbantes. Comment ses hommes et ses femmes, ses familles d’apparence bienveillante, ont pu être à l’initiative d’une des plus grandes machine meurtrière de l’histoire ? En soulignant leur banalité, l’artiste sonde la complexité du genre humain. D’une autre manière, en 2013 elle réalise le portrait de Margaret Thatcher tenant sous ses bras

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deux nouveaux nés emmaillotés. Son visage est crispé, son sourire est forcé. La dame de fer n’est apparemment pas sensible à la venue au monde des futurs citoyens britanniques. J’en maintenant à vous parler des questions qui travaillent actuellement l’artiste, des questions relatives aux modes de représentation des femmes. Sur les documents originaux, les femmes sont mises en scène, elles sont les instruments mis au service du pouvoir masculin, une manipulation de la représentation que l’artiste annule par la peinture. Elle renverse la stratégie en déclinant des allégories sociétales où les femmes portent une vision critique. Au fil des œuvres, nous rencontrons par exemple un groupe de jeunes femmes en maillot de bain, qui avance joyeusement, tandis qu’en arrière plan fume la cheminée d’une raffinerie. L’artiste fait ici référence au « Cartel des Sept Sœurs », les sept plus grosses compagnies pétrolières qui mènent d’une main de maître le marché. La toile intitulée L.E.F présente trois femmes paradant, bras et jambes en l’air. Elles portent des chapeaux sur lesquels sont inscrites les devises Liberté, Egalité, Fraternité. Elles incarnent la structure de la République française, qui, aux yeux de l’artiste, s’effondre à cause de peurs diverses qui mènent à un repli sur soi et à la montée des courants nationalistes. La Liberté est amputée de son pied, l’Egalité est privée d’un œil et le bras droit de la Fraternité est coupé. Un groupe de Miss pose en arborant les écharpes qui indiquent leurs nationalités. En creux, l’artiste réalise le portrait d’une Europe affaiblie par la violence de la crise économique, mais surtout par un manque de cohérence politique. Depuis 2012, elle se penche sur la représentation, le rôle et le

statut des femmes pendant les deux premiers conflits mondiaux. De la Première Guerre, elle s’attache à restituer une imagerie éclairant les femmes au travail. Des femmes qui portent les vêtements et les uniformes des hommes, devenant par exemple des pompières ou des cheminotes. De la Seconde Guerre, l’artiste choisit d’extraire des images de femmes en arme, des femmes résistantes. Elle s’intéresse aussi aux femmes qui ont fait le choix de partir au front, notamment en tant qu’infirmières. Elles apparaissent d’ailleurs dans sa dernière toile intitulée Le Rempart, une œuvre que je qualifierais d’œuvre manifeste où, avec une vision transhistorique et transculturelle, un groupe de femmes est réuni : les infirmières sur le front, une figure évoquant Simone de Beauvoir glissant un bulletin de vote dans une urne, Hannah Höch portant une de ses poupées ou encore une Salomé présentant sa propre tête. Ainsi, les images déconstruisent les discours. Giulia Andreani retourne les images de propagande pour en faire de véritables instruments critiques envers des sociétés qui ne semblent pas avoir retenu les leçons de leur propre Histoire. L’artiste veille aux images : leur rôle, le discours qu’elles véhiculent et leurs répercussions normées sur l’imaginaire collectif.

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Maire - acrylique sur toile - 140 x 180 cm - 2014

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SalomĂŠ - aquarelle sur papier - 18 x 26 cm - 2014

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Uniforme franรงais - acrylique sur toile - 180 x 80 cm - 2014

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L.E.F - acrylique sur toile - 130 x 97 cm - 2012

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Daddy#4 - acrylique sur toile - 80 x 60 cm - 2013

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Le cours de dessin acrylique sur toile 200 x 150 cm - 2015 BRANDED 79


Miss Europa - acrylique sur toile - 200 x 145 cm - 2014

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Guastafeste - aquarelle sur papier - 26 x 18 cm - 2015

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La Gifle aquarelle sur papier 125 x 95 cm - 2015 BRANDED 83


Momie de palerme XXI - aquarelle sur papier - 15 x 10 cm - 2013

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La cripta dei cappuccini - aquarelle sur papier - 12,5 x 18 cm - 2011

Double page suivante Le Rempart acrylique sur toile 410 x 190 cm - 2015 (vue d’expo)

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TERRENCE MALICK ET LE PARADIs PERDU

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e nouveau film de Terrence Malick, Knight of Cups, sortira dans les salles très prochainement. Il relate la vie d’un acteur célèbre et dépravé par Hollywood, Rick (Christian Bale) qui commence une quête dont le but est inconnu. Cette quête innommable, de soi, du monde, de Dieu, nous la retrouvons dans toute la filmographie de Terrence Malick. De Badlands, 1973, à To the Wonder, 2012, Terrence Malick pose une question aux spectateurs, qui en englobe une infinité d’autres : Pourquoi le mal ? D’un bout à l’autre nous retrouvons cette énigme permanente et muette, d’une apparente naïveté, qui envahit ses films par une tension jamais apaisée. C’est la fin inexplicable d’une idyllique insouciance dans Badlands, la transformation du bon fermier Bill en meurtrier dans Days of Heaven, l’abandon de Pocahontas dans The New World, la culpabilité de Jack dans The Tree of Life, un amour qui cesse sans raison dans To the Wonder. Et toujours cette imposante, majestueuse, et cruelle Nature qui se déchaîne ou reste indifférente aux déboires, erreurs et regrets des hommes. Un même mouvement de dégradation rythme ses différents films. D’un havre de paix, un cocon naturel, réconfortant et doux, la nature nourricière se fait peu à peu étrangère, insensible à la douleur des hommes. Dans The Tree of Life, la mère implore à Dieu de le guider, de l’aider, de lui donner des réponses tandis qu’elle perd son fils bien-aimé, mais sa voix se noie dans l’univers, la formation des planètes filmée sous un requiem de Mozart assourdissant. La forêt presque magique où se cachent Holly et Kit dans Badlands se change peu à peu en désert mort qu’Holly souhaite fuir, et l’abon-

dance des moissons dans Days of Heaven laisse place à des tempêtes destructrices. The Tree of Life exhibe une nature enveloppante, un Cosmos infini qui englobe les hommes, les faits tout petits, presque inexistants, sans voix face à cette surpuissance. Le passage des hommes sur terre ne laisse pas de trace quand la Nature, elle, se renouvelle. La question s’esquisse ainsi en silence : pourquoi l’amour cesse-t-il ? Pourquoi le paradis ne dure-t-il pas ? Le péché originel est bien évidemment en cause. C’est l’acte humain par excellence. À cause de lui, l’Éden se transforme en prison. Cette prison est la société, toujours critiquée par Terrence Malick. Que ce soit dans son prochain film la société débauchée de Hollywood, ou dans Badlands une société qui n’offre aucun avenir pour un garçon comme Kit qui, condamné à être éboueur, ne trouve dans le Dakota du Sud aucun moyen de réaliser ses rêves, celui d’être admiré comme James Dean, auquel il ressemble de manière frappante. Il devient criminel, non par méchanceté pure, mais pour être reconnu, aimé. L’homme n’est donc pas profondément mauvais, mais c’est comme si la société le rendait ainsi. Cette pensée aurait pu être celle de Rousseau mais c’est plutôt vers Emerson, philosophe dont Terrence Malick qui a suivi des études de philosophie, que nous devons nous tourner pour le comprendre. Emerson, chef de file du transcendantalisme américain, trouve dans la nature une source d’inspiration inépuisable. Il voit en elle le signe du divin. Il faut donc la contempler, car c’est en elle que nous trouverons la vérité, elle fournit les questions et les réponses. C’est une pensée également très individualiste, pour laquelle l’homme doit se suffire à lui-même,

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vivre indépendamment, et surtout se fixer à luimême ses propres lois. L’homme doit donc être anticonformiste. Il ne faut pas suivre les règles de la société si elles sont mauvaises. Et les malheurs des personnages, Kit, le couple de Days of Heaven qui complotent pour profiter du fermier, viennent la plupart du temps de cette dégradation sociale. Le père dans The Tree of Life perd son travail dans lequel il s’était pourtant investi toutes ces années, la guerre décime les populations dans The Thin Red Lign. Mais même s’il y a indéniablement une pensée dualiste chez Terrence Malick, entre la nature et la société, ce n’est pas si simple. Car ce n’est pas la société qui est critiquée, mais un mode de société. The New World le montre bien. La forêt magnifique des Indiens d’Amérique et de Pocahontas, où les hommes vivent en paix et

en harmonie avec la nature, est le modèle de société rêvé par Terrence Malick. On retrouve chez lui un certain idéal du bon sauvage, pas encore corrompu par un mode d’association liberticide. C’est lorsque la société s’éloigne de la nature, qu’elle veut à tout prix la maîtriser, bafouer les libertés, qu’elle échoue, qu’elle va à l’encontre de la raison de sa création. D’elle il ne résulte que du mal : la douleur des Indiens, des ouvriers agricoles dans Days of Heaven, l’amoralité de Kit. Mais la misère humaine n’empêche pas sa grandeur, symbolisée principalement par les femmes. Dans The Tree of Life, la voix off de Mrs O’Brien, la mère, révèle cette dualité humaine :

« The nuns taught us there are two ways through life … the way of Nature… and the way of Grace. You have to choose which one you’ll follow. Grace doesn’t try to please itself. Accepts being slighted, forgotten, disliked. Accepts insults and injuries. Nature only wants to please itself. Get others to please it too. Likes to lord it over them. To have its own way. It finds reasons to be unhappy... when all the world is shining around it... when love is smiling through all things.» La mère et le père représentent ces deux faces de l’humanité, résultat de la faute originelle, raison du malheur des hommes, mais signe aussi de leur grandeur et de leur beauté. La mère (Jessica Chastain) est la grâce, la voie de la douceur et de l’amour, qui accepte les insultes, les peines, la mort de son fils. La nature, le père, est l’autorité rigide, la loi, l’ambition, l’orgueil. Le père (Brad Pitt) incarne le père américain froid, qui aime ses enfants, mais ne le montre pas. La mère laisse les enfants jouer dehors comme ils veulent, les console, mais se laisse aussi soumettre au père. L’enfant, lui, se

croit haï par son père qui ne lui montre aucun signe de tendresse. Mais si la grâce et la nature s’opposent, elles ne se contredisent pas, et le film nous montre leur indissociabilité. La grâce est dans la nature, dans le père, mais il doit s’en rendre compte et la cultiver. La grâce est finalement cette nature, comme le montre la mère qui communie presque avec le ciel et les champs, mais qui est difficile à comprendre et donc à reconnaître comme telle. Ce sont les femmes qui le plus souvent incarnent la nature humaine la plus haute. La

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mère Mrs O’Brien est pratiquement en symbiose avec les éléments naturels, elle caresse les feuilles, s’asperge d’eau, ouvre les paumes de ses mains en l’air, ferme ses yeux et offre son visage au soleil, fait tourner sa robe en cadence avec le vent. Pocahontas quant à elle représente à la fois l’innocence pure de la nature, et sa beauté presque divine. La façon dont elle est filmée en fait presque une déesse, une muse des bois, dont le soleil perçant les feuilles des grands arbres semble l’animer d’une force surnaturelle. Elle ne se plaint jamais de sa condition, accepte et même s’accommode des envahisseurs européens. Elle devient littéralement la grâce, humaine et divine à la fois, qui irradie le monde. Cette sublimation des femmes ne fait que mieux mettre en valeur la fragilité des hommes, leur violence, leur peine à s’adapter au monde, à

comprendre la vie, la mort. Les enfants comme les hommes sont dans une quête perpétuelle, une recherche du monde, d’une unité perdue. Dans tout le film de The Tree of Life, l’enfant Jack explore le monde dans ses moindres détails, des petites herbes à la chambre d’une femme dans laquelle il s’introduit en cachette. La caméra en contre-plongée fait de Jack un être déspatialisé, étranger au monde si vaste. Ce qui unifie tous les personnages est bien ce caractère de perdition. Ils semblent d’autant plus seuls qu’ils parlent rarement, et souvent pour dire des choses assez banales, presque trop simples, comme les paroles de Holly dans Badlands, qui raconte son histoire avec Kit à la manière d’une enfant qui lit un livre, en fournissant des détails concrets de sa vie sans rien dire de ses sentiments, même lorsque Kit tue son père. Les personnages recherchent parce qu’ils ont toujours perdu quelque

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chose. La mère dans The Tree of Life appelle Dieu sans demande particulière, mais seulement pour qu’il l’entende, qu’il lui parle. Il y a donc bien un aspect tragique chez Terrence Malick, puisque le paradis, celui de la famille, du couple, de l’amour en général, ne peut jamais durer. Ce tragique est accentué par le sublime de la nature, effrayante et vertigineuse car incompréhensible. Mais il y a aussi l’espoir, et c’est principalement dans The Tree of Life qu’on le trouve, d’une promesse d’éternité, dans la toute dernière scène où les membres de la famille O’Brien à tous les âges de la vie se retrouvent dans un domaine onirique et immémorial. Mais surtout, Terrence Malick offre bien un paradis qui dure, celui du couple, de la famille, qui, s’il se désintègre, peint néanmoins un type d’association idéale, où l’amour est loi. Peut-être est-ce pour cela que Terrence Malick filme toujours des couples isolés et coupés de la société, formant leur propre microcosme, comme si celui-ci était la dernière valeur où se réfugier.

phrase du père O’Brien à la fin de The Tree of Life nous exhorte à revenir à l’essentiel, et signifie la victoire de la grâce naturelle : « I wanted to be loved because I was great; A big man. I’m nothing. Look at the glory around us; trees, birds. I lived in shame. I dishonored it all, and didn’t notice the glory. I’m a foolish man. » L’histoire que nous conte Terrence Malick est donc finalement un certain mythe de la nature humaine, son exploration du monde, de soimême, la découverte du mal, l’effort pour se rendre meilleur, mais surtout sa peine pour se rendre compte de ce qu’il est véritablement, un être dénué de repères, inadapté au monde et incapable de voir ce qui est beau.

L’individu, le couple, la famille, la nature font partie d’un même ordre où chaque chose et chaque être est relié aux autres, indispensable au tout du cosmos. Les contradictions et ambiguïtés des personnages, Kit se voulant rebelle, mais restant conservateur sans le savoir, la culpabilité de Jack, la faiblesse du père O’Brien, deviennent en quelque sorte compréhensibles et pardonnées grâce à leur insertion dans une échelle plus vaste et dans une beauté du monde qui met sous silence ces imperfections. C’est comme si Terrence Malick voulait, par son cinéma, rendre les hommes meilleurs, les mettre face à leur condition, leur montrer qui ils sont et qui ils pourraient être. Cette

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KENNY DUNKAN texte Madeleine Filippi

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Récemment diplômé des Arts Décoratifs, tout s’est accéléré pour toi. Sur quoi travailles-tu en ce moment ? J’ai récemment été sélectionné pour le prochain Salon de Montrouge qui aura lieu en mai 2015. Ces derniers temps je sélectionne et élabore les prochaines pièces que j’y exposerai. Elles consisteront en une vidéo-performance qui traite du rituel de beauté au quotidien ainsi qu’une installation végétale en mouvement, sorte de version 1.1 de « Dépression tropicale », 2014. La mise en espace sera le défi principal. Elle devra souligner la réception de chaque œuvre. Je veux que le spectateur accède à mon univers sans détours. Peux–tu expliquer aux lecteurs de Branded, la notion de rituel qui se retrouve aussi bien dans tes œuvres que dans ton processus créatif ?

Fasciné par l’accumulation d’objets, la répétition de gestes (nouer, clouer, broder) s’impose dans mon processus créatif. Le plaisir réside dans la durée de fabrication. Je suis à la fois dans un état de sérénité et d’excitation. Le rituel est ainsi induit dans chaque objet que je fabrique. Pour « Mwen Paré », j’ai accumulé des milliers d’écrous métalliques pour obtenir une lourde côte de maille. Cette parure est portable et destinée à être portée et activée. J’y vois un aspect quasi-sacré, magique. C’est une manière d’inventer une mythologie personnelle. Ton atelier – appartement, est une sorte d’écrin, un laboratoire… Peux-tu définir ce rapport que tu entretiens avec ton appartement et les objets qui l’occupent ? L’espace dans lequel je vis est très important : il doit être en phase avec ma vision esthétique ! Il est à la fois un lieu de décompression et un lieu d’effervescence créative. Je le conçois alors

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comme une zone neutre et immaculée, une page vierge où il est possible de se projeter, d’émettre les plus folles idées et de les matérialiser sous forme d’expérimentations. Chaque objet qui pénètre mon lieu de vie est consciencieusement sélectionné (souvent modifié !). Je change de mobilier presque tous les 6 mois ! Mon appartement -atelier reflète mes humeurs. C’est un espace en perpétuel mouvement. Nous sommes bien trop souvent confrontés à des éléments qui ne sont pas en phase avec notre vision esthétique ; c’est pour moi une forme de violence. C’est pourquoi je crois au pouvoir du lieu de vie. Il est un remède, un îlot. Fasciné par le carnaval, comment influencet-il ton travail ? Tu sembles élaborer des représentations de ce qui pourrait relever de cet univers dans notre société actuelle ? Mes premiers émois liés au volume et à l’installation ont eut lieu lors de la grande parade du carnaval en Guadeloupe, mon île natale, à l’âge de 9 ans. J’en garde un souvenir très précis qui peut expliquer mon vocabulaire plastique : La reine du carnaval était lovée dans un ananas géant sur roulettes, surmonté d’une tête en plumes d’autruche vertes en guise de feuilles. Elle dansait dans une combinaison argentée et iridescente tout en activant un levier qui faisait tourner le char sur lui-même. Le carnaval est l’art de la dérision, de la démesure, de l’outrance… Autant d’attitudes que j’utilise pour étoffer mon travail. En reprenant les codes et techniques liés à cette fête, j’ai constamment en tête l’idée de détournement (d’objets, de matière de concepts).

Peux-tu nous expliquer ton rapport à la notion de l’absurde ? La rationalité est sans nul doute l’une des choses qui m’épouvante le plus. Je la fuis, à la recherche de légèreté. Parler des choses compliquées ou graves de manière simple est mon angle d’attaque. L’humour est présent dans quasiment toutes mes pièces. Provoquer le sourire. J’aime assez l’idée qu’une pièce peut être absurde en prenant une forme minimaliste ou carrément maximaliste! Quels rôles jouent le son et le mouvement dans tes installations ? J’apprécie les notions de dynamisme et d’énergie. Je crois faire de l’art pour me sentir vivant. Il est important pour moi que face à l’une de mes pièces, le spectateur ressente l’idée de vie. C’est aussi dans un souci d’interaction avec l’espace. Dans mon installation « Parade » 2014, le mouvement généré par le jet d’eau colorée créer à la fois des tâches roses au sol et sur le socle, tandis que le son du liquide amène une atmosphère. J’utilise aussi la lumière, j’adore son immatérialité et sa forte présence. Loin d’être des artifices, le son et le mouvement apparaissent comme des matériaux nécessaires à certaines installations. On ne peut pas parler de ton travail sans évoquer la place de l’autobiographique. Comment construis-tu cette mythologie personnelle et dans quel but ? Quelle(s) vision(s) du monde offres-tu au public sous ce prisme de l’intimité ?

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Je pense être en constante recherche identitaire. Les Antilles sont un foyer de métissage. Cela implique une généalogie et une histoire complexes. Jusqu’à aujourd’hui je ne sais toujours pas quelle est la chronologie exacte de mes ancêtres. Ils sont Indiens Caraïbes, Arawaks, Africains et Européens (France, et Grande-Bretagne). Ma pratique artistique est une façon de me poser des questions sur le monde et le rapport que j’entretiens avec lui. J’y apporte des réponses plastiques. C’est une manière de trouver ma place dans la société. Plus encore dans la création contemporaine. Ma pratique artistique fait alors office d’élément protecteur et bénéfique. J’utilise les réminiscences et les souvenirs pour être le plus honnête dans ma démarche (l’inconscient a bien sûr une grande importance !). Je peux ainsi explorer plusieurs facettes de ma personnalité en construisant un univers personnel. Arrêtons-nous un instant sur ton utilisation des chaussures. Elle relève à la fois de l’intime et de la notion de déambulation… Les chaussures sont des objets intimes et essentiels par excellence. Elles protègent et cachent les pieds. Cependant elles sont visibles de tous et s’imposent comme de véritables accessoires de mode. Cette ambivalence entre l’intime et l’ostensible me plaît. Elles traduisent la mobilité, notre façon d’avancer dans la vie. Elles sont un objet transitionnel qui nous accompagne un certain temps et finissent par s’user : c’est là que je leur donne un second souffle en les intégrant dans mes installations. Il y a un rapport au fétichisme. Je trouve que mon travail a souvent un aspect

très féminin (j’assume entièrement l’esthétique camp). En y introduisant des chaussures d’homme (je chausse du 45) c’est comme essayer de signifier mon genre. Peut-être sontelles étroitement liées à la notion de sexualité. La nature a aussi une place fondamentale dans ton travail… FRUSTRATION #2, DIDI, Dépression tropicale et bien d’autres œuvres mettent en évidence ce rapport particulier… J’ai grandi sous les tropiques. La végétation luxuriante fait partie du quotidien de chacun, elle est une évidence. Après quelques années passées à Paris je me suis rendu compte du phénomène très citadin qui consiste à fuir la ville pour se ressourcer à la campagne. Je l’ai vite intégré car l’élément végétal me manquait incontestablement. « Dépression Tropicale » parle clairement de ce manque, qui agit sur le moral. En créant un microclimat j’ai tenté de faire venir mon île à moi. Dans un grand module sur roulettes des plantes tropicales tournent lentement sur elles même. La condensation d’un brumisateur leur apporte l’humidité nécessaire. C’est une invitation à la contemplation et au voyage de l’esprit. Cette installation est un acte purement romantique. Peux-tu nous parler de l’origine de ton projet de blog qui réunit tous tes collages ? Comment l’inscris-tu au sein de ta démarche artistique ? La mode, au fil des saisons laisse derrière elle une nuée de produits aussi beaux que monstrueux, aussi iconiques qu’anonymes… Il est facile de s’y perdre ! En ma qualité de « fashion geek » je passe au crible le web à la recherche

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de nouveautés. Mes sélections s’orientent aussi vers des éléments plus incongrus tels qu’un dentier, des sextoys ou une patte de porc. Je les perçois comme des symboles fortement chargés de sens. Le but final est d’opérer, à l’aide de Photoshop des collages numériques qui reprennent le principe de « paper doll » où mon corps devient support. Une robe haute couture peut rencontrer une défection animale délicatement recouverte de pierres précieuses organisées en dégradé. L’ensemble à des allures de sculpture digitale. Cette façon de mixer des éléments hétéroclites fait échos à la surabondance et la diversité d’images que l’on consomme chaque jours : on peut passer en quelques secondes d’une vidéo de « Breading cat » à un article sur le viol des femmes au Pakistan. Il s’agit aussi d’un moyen de montrer la complexité présente dans l’identité. Ce blog est à la fois un moodboard, un répertoire de formes et textures, ainsi qu’un cabinet de curiosités où s’exhibe tout ce qui m’attire et me repousse. Il me permet de rester ancré dans l’actualité et de réagir de manière libre et spontanée. Ta pratique performative semble intiment liée à la question du déguisement. Est-ce pour toi un médium supplémentaire dans la construction de ton répertoire carnavalesque ? Quel est son lien avec l’univers de la mode que tu affectionnes ? D’une nature réservée, mes parures-sculptures me permettent de sortir de moi-même. L’objet est doté d’une charge magique, il me permet de me sentir plus fort. J’y fais un parallèle avec le métier de man-

nequin que j’exerce depuis quelques années. Lors d’un shooting par exemple, on porte des vêtements à fort pouvoir esthétique que l’on doit faire vivre. Le corps devient alors un outil médiateur. Il faut souvent rentrer dans un personnage (ou exacerber l’une des facettes de sa personnalité) pour obtenir l’attitude et les expressions attendues par le photographe. Quels sont tes projets à venir ? Je ne suis pas soutenu par une galerie (du moins pas encore !). Pendant mes études à l’Ensad, je me suis essentiellement concentré sur le développement de ma démarche plastique. J’ignorais vraiment ce qui allait se passer juste après. D’avril à mai prochain, je serai en résidence d’atelier à la Générale en Manufacture. Cela me permettra de produire mes pièces pour le salon de Montrouge dans les meilleures conditions. Cet été, j’ai pour projet de m’installer quelques temps en à Düsseldorf. On me demande souvent pourquoi je suis attiré par cette ville et ce qu’il peut bien s’y passer ! J’ai noué une forte amitié avec l’artiste allemand multifacettes Lukas Heerich. Nous avons des projets d’expositions sur lesquels nous travaillons. Montrer mon travail là-bas serait pour moi un honneur. Il plane sur la ville un tel héritage artistique. Joseph Beuys, Katarina Grosse, Andreas Gursky ou Gerhard Richter ont étudié et/ou enseigné à l’Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf ! La jeune scène artistique y est bien présente et dynamique. C’est une énergie stimulante à laquelle je suis très sensible. Que peut-on te souhaiter pour 2015 ? D’accéder à plus de radicalité !

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texte Jordan alves illustration Morgane Baltzer

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Un an après de Anne Wiazemsky

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out d’abord il y a cette femme, Anne Wiazemsky, belle, jeune, naïve. Dans sa vie il y a Jean Luc Godard, son mari. Ils s’aiment mais elle n’a que 20 ans et lui beaucoup plus. Et puis nous sommes en mai 1968 et tout va vite. En quelques instants la Sorbonne est occupée, et l’Odéon aussi. Le boulevard Saint-Germain devient le théâtre d’une violence jamais vue. Cette femme a peur, son mari veut se battre. Ce livre est un récit accéléré d’un an dans lequel la vie quotidienne d’une fille protégée dans le petit monde de la nouvelle vague du cinéma français va se retrouver malmenée par une situation qui la dépasse. La narratrice paraît innocente au milieu des barricades du Boulevard Saint-Michel, et sans vraiment saisir le pourquoi du comment de tout cela elle va se laisser porter au gré des conversations politiques et des coups

d’éclat. L’intensité du discours politique et social, peut-être trop dur, aura raison d’elle, et surtout de lui. L’incompréhension et la tension sont palpables entre elle et lui. Le climat orageux qui pèse sur la France n’aide pas. Il est trop impliqué, trop politisé, il n’aime pas assez la simplicité d’une vie à 20 ans. Elle l’aime mais veut vivre, la séparation est inévitable. Une histoire à l’image de l’écriture: belle, jeune, naïve. Au final, cela donne un récit un petit peu linéaire, mais qui plonge le lecteur dans ces années 60 où la vie paraissait plus simple et plus passionnée. L’amour, toujours, ne survivra pas à mai 68 et à ces deux caractères emblématiques du cinéma français.

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P our en f inir avec le c a pita l ĂŠ rotique

texte Blandine rinkel illustration Camille Potte

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n bon stéréotype de la Jeune Fille sauce Tiqqun, se trémoussant les yeux fermés sur l’album Erotica de Madonna, dont le meilleur morceau, Fever, sortait en 1993, soit deux ans après sa naissance — Julia séduit. Il y a sa peau phosphorescente et il y a ses larges cernes de charbon. Il y a ses clavicules saillantes et ses quelques cheveux cassants. En elle, quelque chose de spectral, à la Keira Knightley, fascinante comme un phase anémique, un squelette enrobé de papier-peau. En elle, quelque chose de la mort et tout le monde adore, valorise, réclame cela. L’aspect cadavérique de Julia constitue la majeure partie de son capital érotique. Dont elle fait profit en soirée, le troquant contre les capitaux sociaux, économiques ou culturels lui faisant défaut. Qu’elle ne sait comment acquérir autrement, ne maîtrisant pas encore les codes constituant le pécule de base des autres monnaies. C’est qu’en dépit de sa curiosité intellectuelle et artistique — elle couve des rêves de

dessinatrice — Julia est originaire une petite commune de l’ouest de la France, Aigrefeuillesur-Maine, où le troc du savoir n’existe pas et où le mot érudition ne désigne aucune réalité sinon celle du Scrabble, terme à valeur 0,14%, une chance sur 713 de le pouvoir placer. Elle n’imagine donc pouvoir compter sur cela. L’évanescence érotique de Julia c’est, croitelle, sa seule chance. Dont elle songe à se servir comme devise — celle du pays qu’est son corps. Et nous la voyons ce soir enrobée dans une robe de plumes noires. Discutant avec un magnat de la presse artistique dans la cave d’un bar à whiskies japonais du 6ème arrondissement. Il s’appelle Yan, Benoit ou Patrice et s’agitant face à sa cravate de laine, Julia aspire à ce qu’il lui expose ses problématiques culturelles du moment. Lui, bien évidemment, espère la sauter.

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Dans son essai Erotic Capital la sociologue anglaise Catherine Hakim propose d’ajouter à la liste des capitaux symboliques exposés par Bourdieu un autre type de capital. S’appuyant sur les critères de la beauté, de l’attraction, des compétences sociales, de la vivacité, du comportement, de la sexualité et de la fertilité : le capital érotique. Celui-ci, selon Catherine Hakim, serait davantage profitable aux femmes qu’aux hommes, les seconds étant plus portés sur le sexe que les premières (« Given the large imbalance between men and women in sexuel interest over the life course, women are well placed to exploit their erotic capital. »), les premières plus portées sur les apparences que les seconds (« Women generally have more erotic capital than men because they work harder at it »). Rémunérateur pour les femmes donc, qui peuvent enfin envisager un capital comme le leur en propre. Celui là même qui «leur manquait» pour répondre aux capitaux sociaux et culturels principalement détenus par les mâles à l’infinie libido. Une force, voir «une chance», pour résister.

Son corps-cadavre à valeur érotique, Julia s’en servira comme d’une monnaie un, deux, peutêtre trois ans. Période d’épanouissement social, période de dévalorisation personnelle. Temps durant lequel c’est avant tout son rapport à elle-même qui se voit vicier par le désir des hommes. Ne se considérant plus qu’à travers l’écran de leur désir. Ecran impliquant une anticipation constante du regard qu’on pourrait porter sur elle, des blagues qu’on oserait faire, des détails érotiques qu’on saurait souligner. Le sein qui transparait à travers la chemise, la manière de se lécher la lèvre inférieure, le gloussement de femme qui rit à moitié dans ton lit, elle anticipe tout cela au mieux. Porte le regard avant l’autre, devance le sexisme facile, désigne ironiquement ce qu’il y a à voir. Peu lui importe de s’humilier : elle s’est tant regardée qu’elle ne se voit plus, se contentant chaque jour de réviser sa connaissance du désir masculin. Ce qu’elle a pu en deviner. C’est un jeu d’écrans, de fenêtres perceptives. Et la voilà dans la rue, scrutant les autres femmes depuis ces fenêtres féroces, ces carnages perceptifs

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Bukowskiens. Trop de graisse ici, un bon petit cul par là. Celle ci semble bien gentille comparée à cette autre, franchement chiante. «Ouais, c’est une gonzesse, que veux-tu», et dans sa tête elle les entend rire, «putain les femmes sont bonnes, mais ce qu’elles sont chiantes», et ça se gausse, ça se tape les cuisses, et vas-y que sa femme fut l’obstacle de la liberté de mon père,

et vas-y que la tienne refuse de t’accorder cette branlette à l’huile de vanille si longtemps réclamée. Figures contradictoires, miraculeuses ouvertures, frissonnants obstacles, mystères insoutenables, secrets nécessaires, femmes, ah que serait la vie sans baise, femmes, que seraitelle sans poésie, ah femmes.

« Le capital érotique s’appuie sur la perception qu’à autrui de la femme, davantage que sur sa propre perception. La femme agit donc pour les autres, non pour elle-même. Et c’est pourquoi le « soft power » féminin n’est pas un pouvoir réel : parce que quand votre influence dépend du désir de quelqu’un d’autre, c’est ce quelqu’un d’autre qui vous influence. » Anna North in Jezebel.com La limite de la théorie de Catherine Hakim étant donc la dépendance des capitalistes érotiques à l’égard du désir d’autrui. Le risque de l’aliénation. Si Yan, Benoit ou Patrice renforcent leurs capitaux économiques et culturels pour eux-même, pouvant bénéficier de leurs savoirs hors du troc mondain, Julia est en revanche dépendante de la perception de Yan,

Benoit ou Patrice, ne pouvant jouir de son capital qu’en leur présence. Risquant dès lors d’être ruinée à quarante, incapable de convertir les derniers restes de son pactole érotique — alors ridé.

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Un homme doté de deux poches rouges sous les yeux, qu’il a bleus, et surplombant ses lèvres, qu’il a violacées, un homme donc, un Vincent Cassel dont la boucle d’oreille au lobe droit témoigne d’une virilité susceptible, un homme s’approche de Julia. Nous sommes dans ce même bar à whiskies japonais du 6ème arrondissement. Quatre ans ont passé. Sa jupe de plumes noires, Julia l’a troquée contre un pantalon de smoking gris, un basique Zara, que l’on dit féminin et confortable, élégant bien coupé merci. Nous pouvons voir la jeune fille devenue jeune femme assise sur une banquette au fond du ballroom, éclairée de l’habituelle lumière cheap lounge des lieux destinés aux nouveaux riches, bleue chalcanthite. Julia, aux joues désormais rosies, dessine sur un carnet, posé sur ses jambes, aujourd’hui rebondies — elle a appris à manger. Ce qu’ici, elle croque ? Les pin-up à plumes qui s’agitent face à elle, fantômes de son moi passé, et les queutards à bagage culturel, spectres de ses amants d’antan. Bien sur, elle exagère les traits

: force les plumes et les os féminins, accentue le port du cou et le torse bondé masculin. En quatre ans, Julia fébrile dessinatrice est devenue franche caricaturiste. Fascinée par les rares Ana Von Rebeur, Rayma Suprani ou Ann Talnaes pouvant lui servir de modèles. D’abord employant la caricature comme auto-critique, accentuant ses propres spécificités, tics, défauts pour les dépasser, puis réinsérant sa figure dans un ensemble plus général, le dépassement de se faire politique. Travaillant actuellement à une longue bande-dessinée. Une histoire de bassecour : des coqs et poules en constant marchandage érotico-culturel, entourés de fermières et fermiers lucides et amusés. Et pour mener à bien ce projet, allant dessiner dans les soiréespoulaillers de sa jeunesse, pour mieux se rappeler les gestes. Jusqu’à ce que Vincent l’aborde, donc. Rehaussant le corner droit de sa bouche d’un sourire charmeur, qu’il s’assoie à côté d’elle, frôlant son velours, la fixant sans bruit, jouant à plein l’érotisme mystérieux. Elle se retourne : ouais

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bonsoir ? Lui face à la poule, empoulé, entame les festivités : jeune fille, votre mémorandum m’intrigue, j’apprécie les femmes-artistes, que dessinez-vous, connaissez vous Marion Montaigne, j’ai publié l’un de ses dessins dans l’une de mes revues, aimez-vous les revues, j’en ai dirigées deux, mais vous n’avez répondu que croquez-vous. Toutes dents dehors, Julia marque la page de son carnet avec son portemine et, patiemment, expose à Vincent son projet. Elle dessine des histoires de femmes volontairement poules et d’hommes obstinément coqs, cherche à expliciter l’implicite des rencontres comme la leur, s’intéresse aux doubles-jeux, à la cour, aux capitaux. Nulle violence dans leur échange. Nul reproche ou dénonciation. Julia ne cherchant qu’à désamorcer la domination potentielle en en soulignant la possibilité. Lui l’écoute, barbe penchée vers son épaule droite, acquiesçant et relançant, d’abord avec aplomb, puis de plus en plus sporadiquement. Que face à la mise à nue des artifices de la conversation, l’interlocuteur ne se braque pas, cela pourrait séduire Julia. Les enjeux de la situation ayant

été dévoilés, songe-t-elle, nous pourrions les dépasser — et de se rendre au toilettes avec cet espoir là, j’en ai pour une minute. Mais au retour, Vincent s’est évaporé. Que cette métadiscussion ennuie et qui préfère se laisser porter par Madonna, Bye bye baby. A son tour dansant paupières closes, ayant préféré s’oublier.

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Erotic Capital, Catherine Hakim, Oxford University Press, 2010 La distinction, Critique sociale du jugement, Pierre Bourdieu, ed. Minuit, 1978


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fiction

c o m i c s Alizée de Pin est une dessinatrice française qui vit et travaille à Paris depuis peu. Le rendez-vous du moi(s) fait partie du recueil Made in France. Journal pseudo autobiographique, Made in France est une plateforme narrative des aventures et déboires liés à sa relocalisation parisienne. Ponctuellement rythmé par les souvenirs et

anecdotes de son séjour antérieur aux Etats-Unis, le rendez-vous du moi(s) raconte sur le ton tragi-comique les difficultés et l’irrégularité d’être soimême lorsque soumis à trop de changements, trop de mouvements et trop de pertes affectives ; une satyre de l’errance et de la perdition.

alizée de pin

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Mars/MAI MMXV - numĂŠro dix

m e r c i Pour votre patience, alitalia, copacabana, les capirinha, Thiago silva & david luiz, le pied droit de blaise matuidi, La coupe de la ligue, Les rĂŠdacteurs de Branded, Morgane Baltzer, Camille Jacoupy, Pascal Patrice, la vie.

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