Une agence Pôle Emploi à Villeneuve-d'Ascq, dans le Nord, le 30 septembre 2014

Une agence Pôle Emploi à Villeneuve-d'Ascq, dans le Nord, le 30 septembre 2014. Illustration

afp.com/Philippe Huguen

Pour l'économiste américain Jeremy Rifkin, le travail deviendra bientôt "une denrée rare". Le monde de demain sonnera la fin du salariat. Mais pour certains auto-entrepreneurs, dans la France de 2015, ce monde se vit déjà au quotidien. Six ans après avoir contribué à le mettre en oeuvre, Nicolas Sarkozy lui-même voyait en mars dernier ce statut comme "un caillou dans [sa] chaussure", accusé de faire de la concurrence déloyale aux PME traditionnelles. Au-delà des arrières pensées électorales, pour Marie*, Alexandre*, Matthieu*, Thibault* et plusieurs dizaines de milliers d'autres, ce statut est de fait devenu synonyme de dumping social. L'Express se porte à la rencontre de ces sous-salariés d'aujourd'hui que sont les "malgré-nous" de l'auto-entreprenariat.

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"Mon patron m'a suggéré de passer auto-entrepreneur"

Pour Alexandre*, l'auto-entreprise aura été synonyme d'entrée dans le vie active. Alors que 25% de sa tranche d'âge est au chômage, il n'a eu aucun mal à trouver un emploi. Contrat rempli, donc, pour ce statut notamment créé à des fins d'insertion par Hervé Novelli en 2009. A sa sortie d'une école de commerce, Alexandre enchaîne les stages. Au début de l'année 2014, alors que le dernier touche à sa fin dans le service marketing d'une start-up parisienne, son employeur lui fait part de son envie de le conserver. Hélas, "il n'a pas les moyens de s'acquitter des charges" d'un nouveau salaire et lui suggère "de passer auto-entrepreneur". "J'aurais préféré un CDI", explique Alexandre. Mais le jeune homme a envie de rester, nettement moins de chercher un autre emploi. Une demi-heure lui suffit pour enregistrer son auto-entreprise sur internet. Dans les faits, son travail n'a pas changé: horaires fixes, employeur unique et lien étroit de subordination. Il est désormais un salarié... déguisé en auto-entrepreneur. Son revenu net est intéressant même s'il est plafonné à 35 000 euros par an, mais il ne cotise ni pour le chômage, ni pour sa retraite. Son employeur non plus. C'est tout l'intérêt de l'opération: ce dernier vient d'externaliser ses charges.

"C'est la crise, vous n'avez pas le choix"

Marie* vit la même situation dans le secteur de l'événementiel. Dépendante financièrement d'un unique "client" qui accapare son temps, elle estime qu'avec la crise, "le rapport de force entre l'employeur et l'employé est devenu inéquitable". Après une longue période de chômage, elle n'était "pas en position de refuser la proposition malhonnête" qui lui a été formulée.

Et ils sont loin d'être des cas isolés. A Marseille, Karen Nabitz défend les intérêts de plusieurs salariés, employés en CDD successifs auxquels leur employeur a tenté d'imposer un changement de statut. "On leur a fait comprendre que c'était la crise et qu'ils n'avaient pas le choix". Mais pour l'avocate, "la crise a bon dos" et les employeurs indélicats voient surtout dans ce statut un bon moyen d'augmenter leurs marges. "On a très peu de dossiers de ce type qui débouchent sur une procédure. La peur de perdre son travail est souvent plus forte que celle de perdre son statut et sa protection sociale", estime l'avocate.

Certains vont tout de même jusqu'au bout. C'est le cas de Matthieu*, coach sportif, qui a pris le parti d'accepter le costume d'indépendant au moment d'entrer au sein d'une grande enseigne européenne de centres de remise en forme. Lui estime s'être fait piéger. "Contrairement à ce qu'on m'avait présenté, je n'avais aucune liberté si ce n'est celle de me taire ou d'aller voir ailleurs." Il explique avoir vu ce système se structurer et devenir la norme dans son entreprise. Après plusieurs années de procédure, il a fini par faire requalifier son contrat par la justice. Mais la plupart des dossiers se soldent par une transaction amiable, explique son avocate.

"De faux auto-entrepreneurs, nous en avons de plus en plus"

Combien sont-il dans ce cas, salariés en pratique, sous couvert d'auto-entreprenariat? Aucune statistique officielle ne permet de le dire. Arnaud Montebourg, quelques mois avant son départ du gouvernement avait pourtant assuré qu'il demanderait à l'Insee "une enquête anonyme" sur ces questions. Un an et un remaniement plus tard, l'Insee n'apporte toujours aucun chiffre.

Ces salariés déguisés sont-ils particulièrement ciblés? La loi Pinel promettait de s'y atteler, mais ces dispositions ont finalement disparu du texte avant son adoption en juin dernier. Il y a encore quelques semaines, le député UMP Frédéric Lefebvre dénonçait pourtant "la chasse ouverte par l'inspection du travail qui a multiplié les offensives anti-autoentrepreneur". Contacté par l'Express, un inspecteur s'étonne de cette affirmation. "Si des consignes ont été données, je ne m'en étais pas aperçu", ironise-t-il. "J'ai plutôt noté, une orientation politique constante à encourager l'auto-entreprenariat. Mon sentiment de terrain, c'est que de faux auto-entrepreneurs, nous en avons de plus en plus. La fraude au faux statut a toujours existé, mais l'auto-entreprise a provoqué un appel d'air important". Selon lui, c'est particulièrement criant dans le secteur de l'urbanisme, du BTP ou de l'événementiel, mais ses services se concentrent davantage sur d'autres aspects de la lutte contre le travail illégal.

"On a été brieffé pour tromper l'inspection du travail"

En début d'année, la société qui emploie Alexandre a tout de même reçu la visite surprise de l'inspection du travail. "Par loyauté et parce qu'ils ont toujours été clairs avec moi", il fait alors tout pour masquer sa condition de salarié déguisé. "Nous étions deux auto-entrepreneurs dans les murs. Les inspecteurs nous ont pris à part, ont sorti des calepins". Leurs horaires de travail, leurs jours de présence, la nature de leur poste et le matériel utilisé... Tout y passe et Alexandre ment consciencieusement. Les inspecteurs, repartent bredouilles. Une semaine plus tard, son camarade et lui reçoivent une convocation. Cette fois, ils se préparent dans les règles de l'art. "Le directeur administratif nous a fait passer des entretiens blancs." Une fois dans les locaux des fonctionnaires, ils récitent leur leçon. "J'ai bien compris qu'on ne nous croyait pas". A la fin, l'inspecteur, finit par lâcher: "Si je fais ça, c'est pour vous, vous avez tout intérêt à m'aider". En vain. L'affaire en restera là.

Pour Arnaud Pelpel, avocat au barreau de Paris qui a également eu à défendre plusieurs cas litigieux, tant côté employeur que côté employé, "on parle essentiellement de petites boîtes". "Des gens qui démarrent avec de bonnes idées et de bonnes intentions, mais qui bricolent. Ils sont un peu cow boy mais pas forcément malveillants." Souvent, les auto-entrepreneurs, quasi salariés, acceptent le "deal" alléchés par un revenu net en apparence supérieur, ou par crainte de se retrouver sur le carreau, estime le juriste. "Ce statut est rarement complètement imposé. C'est beaucoup plus fin que cela". Selon lui, "c'est après des promesses déçues, ou quand ils se font sortir et qu'ils réalisent qu'ils n'ont droit à aucune indemnité chômage", qu'ils se réveillent et font appel à un avocat.

"Il ne faut pas jeter ce statut aux orties"

Sur les sites spécialisés, présentées comme des "offres d'emploi", on trouve de nombreuses annonces imposant le statut d'auto-entrepreneur, ce qui devrait légalement relever de "l'appel d'offre". Plus rarement, ces mêmes annonces ne stipulent rien, et ce n'est qu'à la fin du processus que le recruteur aborde la question du statut du candidat.

C'est ce qui est arrivé à Thibault*, commercial dans l'immobilier qui, en acceptant d'endosser les habits d'un indépendant, pensait avoir troqué son confort contre sa liberté. "Petit à petit, le climat a changé. Le chantage affectif, la pression et pour finir la subordination se sont installés. Je suis tombé dans le panneau." A tel point qu'il finit par claquer la porte et attaquer son employeur. Deux ans plus tard, la procédure est toujours en cours. Entre temps, Thibault a créé son affaire, une "véritable entreprise", celle-là. "Aujourd'hui, j'ai plusieurs salariés et je fais également travailler des auto-entrepreneurs". Mais le jeune homme fait cela "correctement", n'imposant ni horaires, ni exclusivité à ses indépendants. "Croyez-moi, il ne faut pas jeter ce statut aux orties. Quand il n'est pas dévoyé, je suis persuadé qu'il est d'une grande utilité".


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