Les défenseurs de l'apostrophe ont perdu la bataille de Birmingham. La ville du centre de l'Angleterre vient de décider que les noms de rues et de places se passeraient dorénavant de ce petit signe qui, suivi du s, marque la possession. C'est ainsi que St Paul's Square sera désormais Saint Pauls Square.
Tout est parti des nouvelles toilettes publiques du centre commercial de King's Heath (ou plutôt Kings Heath), un quartier qu'il fallait indiquer aux chalands. "Kings Heath, explique Martin Mullaney, élu libéral-démocrate de la ville, appartenait bel et bien au roi, mais jusqu'en 1803. Ce n'est plus le cas aujourd'hui, et il n'y a donc aucune raison de continuer à employer le "s" de possession."
Et l'élu de citer l'exemple australien, où l'apostrophe a été bannie des rues en 2001 : "Ils ont expliqué que les services d'urgence (pompiers, ambulances...) qui cherchaient une adresse sur GPS ne devaient plus perdre du temps à se demander s'il y avait ou non une apostrophe." Les Etats-Unis, eux, ont pris cette décision en 1890. La US Board of Geographical Names (Conseil américain des noms géographiques) a décidé que "pour les noms géographiques, l'apostrophe de possession ne devait pas être utilisée". Sauf exception. En l'occurrence, cinq sites ont eu le droit de conserver leur génitif saxon, après des batailles homériques. Dont celui de Martha's Vineyard, dans le Massachusetts, en 1933.
Certes. Mais pourquoi étendre à l'ensemble de la commune la jurisprudence "Kings Heath", alors que nombre d'habitants de Birmingham ont manifesté leur hostilité à ce qu'ils jugent être un laisser-faire grammatical désastreux ? "Il fallait mettre fin à des années de débat. A chaque fois que nous devions mettre un nouveau panneau ou en remplacer un ancien, nous voyions arriver les tenants de l'apostrophe qui défendaient leur cause", ajoute M. Mullaney.
La guerre de l'apostrophe n'est pas nouvelle en Grande-Bretagne. Année après année, les puristes de la langue anglaise ont dû céder du terrain. D'autant que nombre de linguistes, écrivains et professeurs respectés et respectables les ont abandonnés dans leur lutte. Dans ce contexte où nombre de panneaux signalétiques à Birmingham avaient déjà été débarrassés de cette apostrophe que George Bernard Shaw, Prix Nobel de littérature en 1925, qualifiait de "bactérie grossière", M. Mullaney voulait que l'affaire soit tranchée.
"L'apostrophe de possession a été importée du continent à la Grande-Bretagne au XVIe siècle. Mais il faut attendre les années 1800, et le développement de l'imprimerie, pour que son utilisation soit à peu près standardisée", explique David Crystal, linguiste et auteur de nombreux livres sur la langue anglaise. Il n'y a pas, au Royaume-Uni, d'académie sur le modèle français. Et donc pas de règle stricte en la matière. Oxford et Cambridge publient bien, régulièrement, des dictionnaires censés recommander des usages. Mais les deux universités prestigieuses (concurrence oblige ?) ne sont pas toujours d'accord.
"Il n'y a jamais eu d'âge d'or où l'apostrophe de possession en anglais a fait l'objet d'une règle claire, qui aurait été connue, comprise et suivie par la plupart des gens éduqués", relatait Tom McArthur dans le Oxford Companion to the English Language, publié en 1992. Qui plus est, si jusqu'au milieu des années 1960, l'enseignement de l'anglais à l'école était d'une grande rigueur, il est ensuite tombé dans l'excès inverse. Pendant les trente ans qui ont suivi, les enfants britanniques ont été exonérés des cours de grammaire arides qu'avaient subis leurs parents et ont entretenu une relation particulièrement libérale avec leur langue. Dans les années 1990, le Royaume-Uni, conscient d'être allé trop loin dans le laisser-faire, a remis l'anglais à l'ordre du jour, mais sur un mode plus ludique.
Conséquence, il y a autant de Kings Cross ("carrefour du roi") que de King's Cross. La Plain Language Commission, qu'a consulté Birmingham, a jugé qu'aucune règle ne s'imposait.
"Pendant longtemps, il n'y avait pas d'apostrophe. Et cela ne nous empêchait pas de parler anglais ; dans la plupart des cas aujourd'hui, on pourrait s'en passer. Le contexte permet de comprendre", juge M. Crystal. Dès le début du XXe siècle, de grandes entreprises se sont interrogées sur la nécessité de garder leur apostrophe. Le grand magasin Harrod's, créé en 1849, est devenu Harrods en 1928, trente-neuf ans après être sorti du giron de la famille Harrod.
"Dans les années 1950, dit M. Crystal, la ponctuation s'est allégée. C'était une question de mode et d'esthétique. Ainsi Mr. Smith et la B.B.C. de l'époque ont depuis perdu leurs points. Et l'apostrophe s'est raréfiée, notamment dans les rues." Internet, dont les noms de domaine n'acceptent aucune ponctuation, devrait accroître ce mouvement. McDonald's, qui a gardé son possessif saxon depuis sa création en 1940 bien que les frères McDonald aient vendu en 1961, a été contraint d'y renoncer sur son site.
Certains Britanniques sont décidés à lutter jusqu'au bout. John Richards, journaliste à la retraite, est l'un d'eux. Il a créé l'Apostrophe Protection Society, en 2001, et s'indigne de la décision de Birmingham : "Les enseignants essayent d'apprendre la grammaire aux enfants. Birmingham va les embrouiller." L'Association for the Annihilation of the Aberrant Apostrophe (AAAA), elle, combat les usages abusifs de l'apostrophe. Par exemple, ces épiciers pakistanais qui vendent des "banana's" au lieu de "bananas". Mais ses membres ont violemment réagi à la "défaite" de Birmingham. L'AAAA envisage d'organiser une manifestation devant la mairie, avec lancer de tomates, de bananes et d'oranges.
Voir les contributions
Réutiliser ce contenu