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Quand Google juge l'histoire par un "clic", par Augustin Besnier

La mise en ligne récente de millions de photos d'actualité pose le problème de leur évaluation par les internautes.

Publié le 03 janvier 2009 à 13h42, modifié le 03 janvier 2009 à 13h42 Temps de Lecture 5 min.

Le 19 novembre 2006, le magazine Life mettait en ligne deux des quelque dix millions de photographies contenues dans ses collections, en partenariat avec Google qui en assure l'hébergement. L'opération, qui vise une publication complète du fonds début 2009, est en elle-même peu contestable. D'une part, le processus même des prises de vue impliquait une diffusion médiatique, puisque les photographies étaient destinées à être publiées et acquéraient de ce fait le statut de documents, et, d'autre part, supposait une réception multiple et individuelle, tout individu pouvant se procurer et conserver un exemplaire du magazine.

Qu'un média tel qu'Internet poursuive cette diffusion par une accessibilité étendue et domiciliaire ne porte donc nullement atteinte au statut de ces images. Nous pouvons même nous réjouir de voir un magazine exhumer des photographies qu'un tri avait écartées et condamnées à l'invisibilité. Les images moins nettes, moins sensationnelles ou moins "belles" ont aussi leur part d'histoire et de réel, et la mise au jour de ces photographies est une belle manière de le rappeler.

Nous pouvons également apprécier la possibilité de commander en ligne un tirage de ces photographies, ce qui, loin de verser dans la "commercialisation de la mémoire collective" (Julien Frydman) par la vente d'images qui s'inscrivent de toute façon dans une logique commerciale, leur restitue une aura que la diffusion médiatique leur aura peut-être enlevé. En permettant au particulier d'acheter, et donc de mettre un peu de lui dans une reproduction qu'il pourra conserver et accrocher chez lui comme une oeuvre d'art, le projet tend à délivrer les images de leur statut strictement journalistique et à substituer à leur réception massive un rapport plus intime. A ces enjeux esthétiques s'ajoutent enfin d'évidentes possibilités universitaires, journalistiques et informatives qu'il n'est pas nécessaire de développer.

Si l'entreprise semble donc louable, sa mise en oeuvre interroge cependant. Au-delà du fait que Google avance d'une case dans sa conquête de l'ubiquité et qu'il peut paraître incongru de voir ces images, anciennes pour la plupart, estampillées d'un "Hosted by Google" (abrité par Google) qui rappelle la tendance de ce dernier à héberger l'histoire du monde et à s'y immiscer progressivement (mais n'avons-nous pas déjà l'habitude de voir associer aux reportages télévisés les sigles des chaînes qui les diffusent, puis celui de l'INA qui les collectionne ?), c'est la possibilité offerte aux internautes d'évaluer les images qui retient notre attention.

Dans un coin du site, le "rating", cette fameuse moyenne des évaluations attribuées par les internautes aux éléments de certains sites, apparaît pour chaque image de la collection, le visiteur se voyant proposer d'évaluer à son tour les photographies (moyennant une connexion à son compte Google, ou une souscription s'il n'en détient pas). Sur Internet, cette tendance à l'évaluation s'étend à tout type de contenu. Un produit mis aux enchères, un livre, un article de blog, un prof, un avis publié par un autre internaute, tout ceci est soumis au jugement des usagers anonymes qui accordent une ou plusieurs étoiles selon leur appréciation.

Si cela peut parfois sembler utile (l'appréciation générale d'un produit que l'on hésite à acheter peut orienter notre choix et répondre à un système commercial soumis au jugement des consommateurs), cela frôle la marchandisation de l'opinion quand il s'agit d'évaluer l'avis d'un autre évaluateur, ou tombe dans le jugement vain, comme c'est le cas ici.

Nous pouvons en effet nous interroger sur la finalité d'une telle évaluation des images d'archives. Non seulement elle ne peut intéresser les photographes qui, pour beaucoup, ne sont plus là pour recueillir leur "note", mais elle ne peut non plus orienter la rédaction du magazine qui décide en l'occurrence de taire ses choix. Elle ne peut enfin influer sur la valeur marchande des tirages dont le prix reste fixe.

D'autre part, s'il était tout à fait attendu que soient ouverts les commentaires d'internautes, nous pouvons nous étonner que cela n'ait pas été intégré à la conception du site. Cela aurait en effet paru plus opportun d'avoir un espace dédié aux témoignages, appréciations et réactions des visiteurs face à ces documents, permettant alors ce qui était inconcevable avant l'ère Internet, à savoir la discussion - ou du moins l'expression - cosmopolite autour de l'histoire, de ses événements et de ses images.

Cette absence de commentaires libres autour des images n'aurait pas surpris sans la possibilité de les noter : l'entreprise se serait légitimement limitée à une présentation des collections du magazine sans solliciter les utilisateurs, comme le fait l'Agence photographique de la Réunion des musées nationaux sur son site. Mais cette manière d'intégrer partiellement l'internaute en lui accordant un droit d'évaluation sans lui concéder le droit d'expression libre ne laisse pas d'interroger.

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Dénué de toute finalité apparente, le geste évaluatif vaut pour lui-même. Selon un barème prédéfini (allant d'une étoile pour signifier que nous détestons l'image à cinq étoiles signifiant que nous l'adorons), nous énonçons d'un clic un jugement de valeur, sans critère ni justification. Or que juge-t-on au juste ? La valeur esthétique de la photographie ? Son intérêt journalistique ? Ou bien est-ce l'événement, d'après le caractère informatif de ces images ? Si cela interpelle peu dans bon nombre de cas, il en est tout autrement devant certains sujets. Que comprendre en effet des cinq étoiles accolées à cette image de Dachau ? Comment interpréter ces étoiles accordées à des photographies d'Hiroshima, de victimes de guerre ou de condamnés à mort ? Que le geste ne soit pas blâmable en lui-même (un sujet moralement condamnable doit-il interdire tout jugement sur son image ?) n'empêche pas le résultat de choquer par sa maladresse. Là où la parole devrait être délivrée, l'échange autorisé, ils ne sont pas permis, l'expression se trouvant réduite à une sentence qui ne dit mot. Est-ce là tout ce que le monde contemporain a à dire des images de son histoire ?

Le regard sur le passé se réduit-il à la délivrance d'étoiles appréciatives ? Nous pouvons supposer que des Etats n'aient pas intérêt à encourager les échanges face à certaines de ces images, et que Google ne veuille pas s'aventurer à forcer cette liberté (il s'est d'ailleurs déjà illustré dans la censure gouvernementale). Mais qu'il comble cette privation par l'introduction d'un système de notation n'en reste pas moins de mauvais augure.

Car la substitution du discours libre par l'évaluation muette est une tendance qui semble s'emparer de nos médias. L'esthétisation de la politique que Walter Benjamin dénonçait en 1935 trouverait alors son pendant moderne : en donnant ici à l'internaute le pouvoir de noter tout en lui retirant celui de commenter, on opère un glissement de l'événement photographié, qui pourrait être discuté, à la photographie d'événement qui ne peut être qu'évaluée. Par cette dérivation de l'individu-commentateur en internaute-évaluateur, l'histoire passe du domaine politique au domaine esthétique, c'est-à-dire un domaine dans lequel le jugement n'est plus à craindre.

Si l'entreprise de Life reste donc appréciable à bien des égards, nous pouvons craindre que cette exhumation des photographies ne soit une muséification de l'histoire et reflète une tendance à convertir le verbe critique en clic inoffensif.


Augustin Besnier est enseignant-chercheur en philosophie de l'art à Paris-I-Panthéon-Sorbonne

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