"La voiture électrique risque de favoriser l'aménagement d'un territoire dispersé"
André Lortie, architecte urbaniste, professeur à l'école nationale supérieure d'architecture de Normandie, craint que le développement de la voiture électrique empêche la densification urbaine.
André Lortie
Doit-on partager l'optimisme dont fait montre Isabelle Baraud Serfati dans son article du 4 octobre diffusé par le Moniteur.fr au sujet des retombées de la voiture électrique ? L'analyse y est pertinente, voire percutante lorsqu'elle nous fait entrevoir les arcanes des entreprises de service qui se préparent à occuper le terrain des collectivités locales. Elle souffre toutefois d'un défaut majeur : elle est en quelque sorte « dé-territorialisée ». Quels sont, en effet, ces éco-quartiers présentés comme si vertueux ? Où sont-ils construits ? Quels liens physiques entretiennent-ils les uns avec les autres et avec les centres urbains ?
L'automobile est un facteur essentiel de l'économie de marché dont l'aménagement du territoire dans sa forme actuelle est le reflet spatial. En effet, on a pu le constater dans les dispositifs mis en place pour lutter contre les effets de la récente crise économique, les constructeurs automobiles ont été parmi les premiers bénéficiaires de l'aide distribuée par le Gouvernement. Cette aide n'est pas banale. Non seulement profite-t-elle directement aux constructeurs et à leurs sous-traitants mais, contribuant à renouveler le parc automobile, elle concourt à alimenter la chaîne de production de biens au centre de laquelle cette dernière se situe. Car la mobilité individuelle et les formes d'habitat qui y sont associées (maisons individuelles isolées, dispersion extensive des lotissement pavillonnaires, etc.) sont un moteur économique puissant dans la mesure où ils induisent la consommation d'un nombre important de biens : congélateurs (éloignement des sources de produits frais), consoles de jeux, « home-cinéma » et autres articles de loisir (éloignement des centres culturels et de loisir), voire second véhicule (éloignement des réseaux de transport en commun), etc.
Produire des véhicules électriques et, qui plus est, les inciter à rouler afin de produire de l'électricité que l'automobiliste pourrait revendre ne devrait pas contribuer à créer les circuits courts décrits par l'auteur et présentés comme vertueux. Cela d'autant que les fabricants des matériels nécessaires à cette production électrique seraient en même temps partie prenante des concessionnaires des réseaux de distribution. Il suffit de regarder l'exemple américain du début du 20e siècle pour s'en convaincre. A Philadelphie par exemple, l'un des propriétaires de la principale entreprise de tramways, Peter Widener, était en même temps l'un des promoteurs immobiliers les plus actifs sur la scène métropolitaine. En tant qu'opérateur des transports en commun, il participait aux débats de la commission d'urbanisme de la ville et orientait les décisions d'extension en direction de ses propres propriétés foncières.
Cette opération pourrait paraître « vertueuse » avec le regard que l'on porte aujourd'hui en France sur ce type de transport en commun. Elle s'inverse totalement lorsque son associé, William Elkins, s'associe lui même au patron de la Standard Oil et qu'il laisse le réseau de tramway péricliter afin d'offrir un champ libre à l'expansion automobile et à la consommation de carburant produit par la Standard Oil de J.D. Rockefeller.
Le rêve anti-urbain de Frank Lloyd Wright
L'organisation du territoire américain est majoritairement basée sur la mobilité individuelle. Un coup d'œil sur la côte est des Etats-Unis à travers Google Earth suffit à s'en convaincre : là où l'on pense voir des étendues de forêt libres de toute urbanisation, la frondaison des arbres cache souvent un réseau de maisons isolées qui semble avoir réalisé le rêve anti-urbain de Frank Lloyd Wright, Broad Acre. Une révision de cette organisation ne serait pas raisonnable à court terme tant ce mode d'habiter est ancré dans la culture locale. A n'en pas douter, à courte échéance, les Etats-Unis seront dotés d'un parc automobile électrique réduisant radicalement les pollutions atmosphériques et garantissant à la nation une plus grande autonomie énergétique. Et leur permettant de maintenir une forme d'organisation du territoire indissociable d'une culture et d'un mode de vie.
Il n'y a pas de raison que l'Europe fasse des choix différents dans le domaine de la technologie automobile. Le marché mondial est trop important pour risquer de s'isoler sur le continent. Dès lors, toute l'économie de marché associée à la mobilité individuelle s'en trouverait stabilisée. Et, par le fait même, le mode d'organisation du territoire qui va avec.
L'équation durable est aujourd'hui sur-déterminée par la question énergétique. L'article de Mme Baraud Serfati en est un exemple. Elle laisse de côté les formes d'occupation du territoire. Souhaite-t-on se donner les moyens de pouvoir continuer à étendre les grandes villes indéfiniment sur la base de faibles densités, dès lors qu'elles sont énergiquement vertueuses, ou vise-t-on une occupation du sol raisonnée qui soit plus respectueuse des équilibres entre urbain et non-urbain ? Si le second terme doit être réellement pris au sérieux, il importe de mesurer ce que cela signifie d'un point de vue économique, dans la mesure où la croissance est en partie déterminée par ce choix. Circuits courts et concentration urbaine induisent une autre forme d'économie que celle de la production de biens manufacturés dont une partie permet de pallier l'appauvrissement urbain induit par une forme d'occupation du territoire expansive et sous-densifiée. La décision n'est pas économique, elle est politique.
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