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La voiture, et après ?

Les classes moyennes ont déserté La Rochelle pour s'installer à plusieurs dizaines de kilomètres de la ville. Aujourd'hui, le prix des carburants les oblige à repenser leur mode de vie. Reportage à Fouras.

Par Benoît Hopquin

Publié le 24 juin 2008 à 14h11, modifié le 24 juin 2008 à 20h38

Temps de Lecture 7 min.

A chaque passage à la pompe, Sophie Dreumont a la même sensation. Dès que le compteur atteint les 50 euros, le pistolet se fait plus lourd dans la main. "Avant, 50 euros, ça me faisait un plein. J'ai le réflexe d'arrêter." Mais il faut continuer, continuer, 55, 60, 65 euros, attendre que la gâchette automatique cède enfin et qu'un claquement béni signale que la bête est rassasiée.

Le supplice est quasi hebdomadaire. Infirmière libérale, Sophie Dreumont parcourt chaque semaine plus de 500 km autour de Fouras, en Charente-Maritime. Elle soigne quotidiennement une bonne quarantaine de malades dans un rayon de 15 km autour de la cité balnéaire. Pour une piqûre d'insuline, la Sécu lui octroie royalement 3 euros l'acte plus 2,20 euros de frais de déplacement. "J'en ai parlé à un plombier. Il m'a dit qu'à ce prix-là, il ne décrochait même pas le téléphone."

Depuis la flambée des carburants, l'infirmière a tout tenté pour alléger la facture. Elle a changé de voiture, assoupli sa conduite. Elle a testé tous les raccourcis, même un chemin creux qui lui épargne 4 km de bitume. Elle a rationalisé sa tournée, modifié certains horaires, au risque de contrarier des personnes âgées attachées à des rythmes immuables. Rien n'y fait.

Associée dans une société d'ambulance, Nelly Neveu fait le même constat navré. Elle gère un parc de huit véhicules, soit 800 euros par semaine à déverser dans des réservoirs sans fond. "Fin 2007, le poste carburant équivalait à 7 % du chiffre d'affaires. En avril 2008, on était à 9 %. Et la part a encore augmenté depuis." Du coup, sa société rogne sur d'autres dépenses, notamment le personnel. "On ne retient pas quelqu'un qui veut partir."

La société refuse les courses qui ne sont plus rentables. Elle envisage d'installer des mouchards sur les véhicules afin de surveiller du bureau la position, la vitesse et donc la consommation des ambulances. L'avenir ? "J'ai du mal à me projeter. De plus en plus de confrères craquent, nous appellent pour nous vendre leur matériel", constate Nelly Neveu.

Bernadette Jolivet, elle, espère tenir encore deux ans, avant de revendre sa licence de taxi et de prendre sa retraite. Sa Passat, qui l'a fait vivre correctement depuis treize ans, lui occasionne aujourd'hui "un sang d'encre" ; 80 000 km par an, un plein tous les deux jours, 20 euros en plus à chaque passage à la pompe, pas besoin d'avoir fait maths sup pour deviner le gouffre. Ce ne sont pas les pourboires que laissent les célébrités en route pour Fort Boyard qui compensent le surcoût. "Ma banque tique de plus en plus, convient-elle. Mais je n'ai pas le choix. Je préfère ne pas manger plutôt que de ne pas payer mon carburant."

Retour dans le cabinet de Sophie Dreumont. Les infirmiers et les infirmières de Fouras se sont réunis pour préparer une manifestation prévue trois jours plus tard à La Rochelle. Le syndicat appelle à défiler sur un vélo ou une trottinette : le message est clair. Le même jour, l'associé de Nelly Neveu est à Paris et encercle le ministère de la santé avec des ambulanciers venus de toute la France. Les jours d'action, Bernadette Jolivet se contente d'afficher un message de solidarité sur la lunette arrière : elle ne peut se permettre de chômer ne serait-ce qu'une journée.

Chacun proteste, dénonce, en appelle à l'Etat, s'afflige du cynisme des compagnies pétrolières qui affichent des résultats indécents. Calamité en soi, la flambée du pétrole est aussi un révélateur de mal-être social dans une France en panne de pouvoir d'achat. "La coupe était déjà pleine. Il ne manquait plus que la hausse des carburants", résume Nelly Neveu.

Flotte, chez l'automobiliste, le sentiment d'être piégé dans son mode de vie. Comme la plupart des communes, Fouras, 4 500 habitants, s'est développée sur l'idée de la voiture facile. Les classes moyennes ont fui La Rochelle et son immobilier prohibitif. Elles ont trouvé dans la presqu'île voisine un cadre de vie plus abordable, à 20 km de la grande ville. Construite dans les années 1970, la quatre-voies qui relie Rochefort à La Rochelle a encore accéléré l'évasion. Chaque jour, 14 000 personnes empruntent cet axe entre leur domicile et leur travail.

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La hausse des carburants fait vaciller le modèle. "Il faut une révolution culturelle", admet Sophie Dreumont. Mais pas facile de changer les mentalités, d'instiller l'idée que des sacrifices sont à consentir. Avec ses deux associés, l'infirmière a ouvert des consultations à son cabinet. Sur 232 malades, une dizaine seulement acceptent de se déplacer. Quand elle se rend au CHU de Poitiers, Nelly Neveu tente parfois d'emmener deux personnes qui ont des rendez-vous assez proches. "Il n'est pas rare que les gens refusent", constate l'ambulancière.

Lorsque les marins pêcheurs ont bloqué le terminal pétrolier de La Pallice, en mai, d'immenses files d'attente se sont aussitôt formées devant les stations-service du département. Les plus inquiets remplissaient les jerrycans. Cette ruée, bien plus que le blocage, a provoqué la pénurie. Il a fallu rationner le carburant, 20 euros par véhicule. Des bagarres ont eu lieu autour de certaines pompes.

Au-delà de ces scènes à désespérer de l'âme humaine, une réflexion de fond s'opère doucement, au moins dans une partie de la population. Un reste de darwinisme intime de s'adapter pour survivre. Les plus avisés réfléchissent avant de mettre le contact. Renaud-Loïc Bertheaud, propriétaire de l'Intermarché, la seule grande surface de Fouras, voit venir à lui des clients qui se rendaient auparavant dans les hypers de La Rochelle ou de Rochefort. "Notre chiffre d'affaires a progressé de 30 % ces derniers mois", assure-t-il. Son enseigne, située rue Dieu-me-garde, a ouvert des rayons non alimentaires afin de "retenir les Fourasins". Mais la hausse des carburants "crée aussi un climat morose qui n'est pas propice aux affaires" et pose des problèmes de recrutement - "les candidats calculent le budget auto pour venir travailler".

"On met un pied dans l'après-pétrole", constate Régis Lippinois. Cet habitant de Fouras a lancé en 2003 un site Internet spécialisé dans le covoiturage. En 2006, il a monté une société proposant aux collectivités territoriales et aux entreprises d'organiser des plans de déplacement. A l'époque, les banques rechignaient à le suivre, inquiètes de "l'inconsistance du business". "Quand j'évoquais un baril à 200 dollars, on rigolait", se souvient ce pionnier. Aujourd'hui, sa société est passée d'une à six personnes et a multiplié par huit son chiffre d'affaires. De plus en plus de grandes entreprises, dont Total, font appel à ses services. Une place de parking coûte 1 500 euros : le covoiturage est donc une économie pour les employés mais aussi pour l'entreprise.

Le site Internet est également pris d'assaut, avec 200 000 inscrits sur toute la France et 3 500 sur la seule région de La Rochelle. Elodie Nardesse, 36 ans, est une de ses adeptes. Cette mère de famille travaille dans l'agroalimentaire au nord de La Rochelle. Depuis qu'elle partage sa voiture, la prenant un jour sur deux, elle épargne un plein par semaine. Autour du rond-point qui relie Fouras à la quatre-voies, une sorte de parking sauvage s'est formée ces derniers mois. Une quinzaine de voitures restent garées la journée tandis que leurs propriétaires partagent un autre véhicule. Un chiffre encore modeste mais en rapide évolution. "On commence même à avoir du mal à trouver une place", constate Elodie Nardesse.

A l'usine Alstom d'Aytré, d'où sortent tramways et TGV, la direction a mis en place des bus qui raccompagnent les employés à leur domicile ; 400 des 1 100 employés se sont inscrits à ce service gratuit. "Mais le parking reste plein à craquer", constate un ancien de la maison.

La Rochelle et ses environs ont toujours fait figure d'avant-garde en matière de transport alternatif. Dès le milieu des années 1970, quand Paris rêvait encore d'autoroutes pénétrant jusqu'en son coeur, le chef-lieu de la Charente-Maritime étrennait ses vélos en libre-service et ses rues piétonnes. La ville fut l'instigatrice de la journée sans voiture. Les successeurs de Michel Crépeau, l'emblématique maire de la ville, tiennent à conserver ce rôle de laboratoire.

L'agglomération et la région Poitou-Charentes ont mis en service en 2007 une "desserte cadencée" entre Rochefort et La Rochelle. Des trains régionaux assurent la navette matin et soir entre les deux villes, s'arrêtant dans quatre stations intermédiaires. La petite gare de Fouras-Saint-Laurent-de-la-Prée, fermée dans les années 1950, connaît ainsi une seconde vie.

La "desserte cadencée" est empruntée par 20 000 usagers par an. Devant le succès, la fréquence des trains devrait être augmentée et d'autres gares intermédiaires ouvertes en 2008. Cette possibilité s'ajoute aux vélos, aux bus et même aux voitures électriques déjà à disposition. Le tout pour un abonnement mensuel, type carte orange, de la valeur d'un plein d'essence.

Face à une urbanisation morcelée, la solution choisie est l'"intermodalité". Derrière ce vocable barbare, une idée simple : "Jusqu'alors on disait aux gens, "Laisse ta voiture et prends le bus", explique Denis Leroy, vice-président de l'agglomération rochelaise chargé des transports. Aujourd'hui, nous souhaitons offrir une panoplie de solutions pratiques qui répondent à chacun des besoins." Mais l'élu sait qu'il "faudra encore faire oeuvre de pédagogie". Derrière les taux de croissance faramineux des modes alternatifs se cache le fait que l'on part quasiment de zéro. L'ère du tout-bagnole n'est pas encore révolue.

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